24 Mars 2025
Chaque mise en scène de cette pièce de Marguerite Duras, maintes fois jouée, apporte une interprétation nouvelle à ce roman inspiré par un fait divers et devenu pièce de théâtre. Émilie Charriot enpréserve ici toutes les ambiguïtés, servie en cela par trois comédiens exceptionnels.
La scène, comme la salle, est allumée. Deux hommes s’interpellent. Le premier est sur scène, l’autre en haut des gradins, au milieu du public. L’un pose des questions, sa voix est imprégnée d’humanité, à la mesure du léger désordre de sa chevelure. L’autre a une voix froide, un peu métallique, et une certaine raideur de comportement. Le sujet de leur entretien, c’est une femme : Claire Lannes. Dans la maison où elle demeurait avec son mari, le deuxième homme, mêlé au public, en compagnie d’une cousine sourde et muette, elle a assassiné cette dernière, l’a découpée en morceaux puis évacuée dans des valises via le réseau de chemins de fer. Lorsqu’on est remonté jusqu’à elle, elle n’a pas nié. Sans pour autant donner de raison à son crime. L’homme qui interroge et dont on ne saura pas qui il est – policier, journaliste, psychiatre… – voudrait comprendre le pourquoi de son geste. Il interrogera tour à tour le mari puis la femme.
Un fait divers très durassien
Marguerite Duras s’est toujours intéressée à ces petits moments de la vie quotidienne qui portent en eux bien plus qu’eux-mêmes. En campant l’histoire de Claire Lannes, elle s’inspire du cas d’Amélie Rabilloud qui, en 1949, assassine à coups de marteau son mari, vraisemblablement violent, le découpe en morceaux avant de disperser ceux-ci dans différents lieux – terrains vagues, égouts, train de marchandises.
L’autrice affirme fallacieusement, au début du spectacle, exposer le fait divers originel alors que la fiction est déjà à l’œuvre. Dans l’entreprise critique très politique qu’elle mène au moment où elle écrit – en 1967 pour le roman, 1968 pour la pièce – elle transforme les prolétaires Rabilloud du fait divers en petits-bourgeois. Elle remplace le meurtre du mari par celui de la cousine sourde et muette et choisit de la nommer « Bousquet » – du nom de l’organisateur principal de la rafle du Vel’ d’Hiv’ et autres « gracieusetés » antisémites qui se créera une nouvelle virginité à la fin de la guerre. Sans doute pas tout à fait par hasard : l'époux de Marguerite Duras jusqu’en 1947, Robert Antelme, a été déporté en 1944 à Buchenwald, d’où il réchappera.
Le délitement d’une relation de couple ou sa mise en question ?
En divisant sa pièce en deux parts rigoureusement égales, la première mettant en scène le mari, la seconde la femme, Marguerite Duras oppose pied à pied les deux comportements dans le questionnement du couple. Deux attitudes par rapport à la vie. Deux attentes de la relation de couple.
Avec une cruelle objectivité, l’autrice montre l’usure du mariage, le rôle d’usage attribué par le mari à sa femme, comme on utiliserait une serpillère ou un torchon, et le délaissement dont elle fait l’objet alors qu’il lui reproche une mystérieuse relation avec « l’homme de Cahors » qui justifie pour lui son infidélité. Un grand déballage qui traduit en creux la part qu’il prend réellement dans cette histoire. Un rôle dont il est conscient quand il demande à l’Interrogateur si c’est à lui qu’il s’intéresse ou à son épouse.
L’Interrogateur fait office de miroir entre les époux lorsqu’à son tour Claire Lannes expose avec assurance et sans l’ombre d’un remords le crime qu’elle a commis. Il est le pivot autour duquel se construit la symétrie inversée entre le mari et la femme, la surface qui, loin d’être neutre, sert de révélateur. Elle, installée sur sa chaise sur l’espace nu et sans décor imaginé par Marguerite Duras pour la pièce, ne se justifie pas de son crime, n’en donne pas de raison. Elle oppose la réalité de sa vie, oisive et délaissée, à regarder le temps filer en dépit de ses rêves et de ses désirs, tués dans l’œuf. À l’indifférence de son mari et à son attitude de monstre froid, vindicatif et colérique, elle oppose son besoin de poésie et de douceur, sans pour autant renoncer à garder la maîtrise de l’acte qu’elle a commis. Lucide, acerbe, ironique parfois, elle assume. Elle a tué, elle ne dira pas pourquoi et on – l’Interrogateur – ne pourra pas la manipuler pour lui faire dire ce qu’elle a décidé de taire. À chacun d’en tirer ses propres conclusions.
Le fait nu et toutes ses lectures
La situation que cette opposition des récits met en évidence, c’est l’histoire d’un quotidien qui s’enlise, mais qui était peut-être vérolé dès le départ. Un « échange » inégal homme-femme et un poids des conventions invivable. L’homme « de Cahors », c’est le rêve. D’une libération. D’une possibilité d’être soi-même. Et le quotidien, c’est le mur érigé entre elle et l’homme qu’elle a épousé. Le silence de ceux qui n’ont rien à se dire mais qui se supportent, faute de savoir faire autrement.
La femme qu’elle a tuée, cuisinière émérite qui satisfaisait les attentes culinaires de son mari, pourrait être le substitut symbolique de celui-ci, sourd à ses attentes et incapable de communiquer. Ou au contraire son propre reflet, femme-objet qu’elle tue symboliquement pour mettre fin à sa servitude. Au pays des transferts, toutes les hypothèses sont admises.
On pourrait ajouter le meurtre sordide, parce que la maison appartenait à la morte, signe d’un assujettissement supplémentaire. C’est enfin le modèle bourgeois dans son ensemble qui est mis sur la sellette. Duras ne tranche pas, pas plus qu’elle n’accorde une valeur « réaliste » à ce qui est mis en scène en ne définissant ni le statut, ni la fonction sociale de l’Interrogateur, et en situant la pièce dans un non-lieu.
Une mise en scène qui pose tous les possibles
Émilie Charriot ne tranche pas davantage. Elle entretient l’ambiguïté en retenant le principe d'un espace neutre, cependant assorti de quelques marches pour signifier le théâtre, le rendant presque clinique avec son éclairage au néon. Elle conforte la place du théâtre en incluant le public dans l’espace du spectacle. Laurent Poitrenaux, qui joue le personnage de Pierre Lannes, mettra un certain temps à gagner l’espace scénique défini par son sol blanc, comme s’il hésitait à entrer en scène, comme s’il voulait se tenir en dehors, se défendre d’avoir la moindre part dans les actes de sa femme. Mais lorsque ce sera le tour de Claire Lannes d’entrer en scène, il ne disparaîtra pas pour autant du paysage. À pas lents et attentifs, il enveloppera la scène en en faisant le tour comme une araignée tisserait sa toile, avant de disparaître. Le corps rétréci, refermé sur lui-même mais cependant traversé d’éclats de colère, il est dominateur et méprisant.
Face à lui, Nicolas Bouchaud, dans son rôle de trouble-fête obstiné qui creuse sans cesse en ajoutant interrogation sur interrogation et ne cesse de pousser les Lannes hors de leurs retranchements, préserve une part de naturel en même temps que le mystère sur son identité – un double de l’autrice, sans doute, mais pas seulement. Dans sa quête de la vérité, on le voit se dépouiller peu à peu du costume de l’enquêteur pour, à la fin, rendre les armes dans sa recherche du sens.
Quant à Dominique Reymond, formée par Antoine Vitez, actrice remarquable, quasi immobile sur la chaise qui lui a été assignée mais pleine de vivacité et de repartie, elle donne un véritable poids de vie à ce personnage qui assume sans état d’âme un destin qu’elle a choisi. En s’opposant à donner un éclairage sur ses motivations, elle est l’icône du refus de jouer le jeu que la société lui assigne. Leur trio insolite, aux réactions parfois surprenantes, inattendues, installe une forme d’étrangeté qui les hisse au rang d’archétypes.
Il faut de grands acteurs pour entraîner le public dans cette spirale sans fin des hypothèses où chacun peut inscrire sa propre lecture, ses propres projections, ses propres fantasmes. Pour incarner sans incarner tout en restant des personnages et pas seulement des abstractions. C’est à cela qu’ils parviennent. Cette Amante anglaise éprise de menthe anglaise où le lire et le dire se partagent l’énigme se promène avec bonheur sur la frange mouvante entre littérature et théâtre.
L’Amante anglaise de Marguerite Duras (Gallimard, Folio théâtre, 2017)
S Mise en scène Émilie Charriot S Avec Nicolas Bouchaud (L’Interrogateur), Laurent Poitrenaux (Pierre Lannes), Dominique Reymond (Claire Lannes) S Dramaturgie Olivia Barron S Lumière et scénographie Yves Godin S Costumes Caroline Spieth S Créé le 27 novembre 2024 au Théâtre Vidy Lausanne S Production Compagnie Émilie Charriot S Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne, Odéon Théâtre de l’Europe, Théâtre Saint-Gervais – Genève, Bonlieu scène nationale Annecy S Avec le soutien de la Ville de Lausanne, la Loterie Romande, Pro Helvetia − Fondation suisse pour la culture, la Fondation Jan Michalski, la Fondation Ernst Göhner, la Fondation suisse des artistes interprètes SIS et des Affaires culturelles du Canton de Vaud
Du 21 mars au 13 avril 2025, mar.-sam. 20h, dim. 15h (sf 23/03). Repr. surtitrées en anglais les s 21 & 28/03, les 4 & 11/04, en français le 25/03 ; avec audiodescription les 3 & 6/04
Odéon - Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès Paris 17e
Rés. www.theatre-odeon.eu Tél. 01 44 85 40 40