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Arts-chipels.fr

Les Suppliques. Un mépris des droits humains lourd de sens.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Entre archives et fiction, cet émouvant spectacle plonge dans la politique anti-juive du gouvernement de Vichy au travers de témoignages quotidiens. Il interroge l’ahurissante collusion des pouvoirs publics au travers de correspondances adressées au maréchal Pétain ou au Commissariat général aux questions juives.

De 1940 à 1942, se calquant sur les ordonnances allemandes concernant les juifs, les interdictions qui les frappent, les rafles et les déportations, le gouvernement de Vichy se fait aussi royaliste que le roi. Le premier « statut des juifs », excluant les juifs de l’administration publique, de l’armée, de l’enseignement et de la presse, en octobre 1940, suit de deux semaines une promulgation allemande similaire. Elle n’est alors qu’une formalisation de mesures prises progressivement à partir de juillet 1940, qui vont progressivement toucher la totalité des activités sociales et professionnelles des juifs, avant les rafles et les déportations. Biens confisqués, comptes bancaires bloqués, interdiction de pratiquer des activités professionnelles – médecin, avocat, pharmacien, dentiste, sage-femme, professions libérales, commerciales et universitaires, etc. – vont de pair avec les restrictions de circulation dans les rues, bientôt portées à une seule heure par jour, et le port de l’étoile jaune dont les caractéristiques techniques sont expressément fixées. Ce ballet hallucinant de mesures apparaît dans le spectacle au fil de ce qui constitue le fondement de la pièce : six lettres, six « suppliques » adressées par des familles juives à l’administration du régime de Vichy pour plaider leur cause et donner droit à leur requête d’épargner leurs proches.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Au point de départ : les recherches historiques de Laurent Joly

L'historien Laurent Joly, auteur d’une thèse sur la période de l’Occupation et coauteur avec Jérôme Prieur d’un documentaire sur les Suppliques, découvre, au fil de son travail de recherche, des centaines de lettres envoyées par des familles juives aux autorités de Vichy, entre 1941 et 1943. Ce que disent ces lettres constitue, en soi, un témoignage très fort et non plus un élément d’une histoire désincarnée et factuelle. Elles sont l’expression d’un ressenti, d’un vécu, et la tentative illusoire, au niveau de la sphère privée, d’inverser le cours de mesures administratives. Mais au-delà, c’est ce qu’elles ne disent pas qui importe. Ce que l’imaginaire complète forme la matière à théâtre que le spectacle va exploiter. Il inventera pour les protagonistes des situations, des réflexions, des conflits parfois, pour les faire exister de manière concrète.

Six lettres sont isolées par les autrices, en collaboration avec Laurent Joly. Elles présentent un échantillonnage de situations révélatrices des mesures prises par le gouvernement et de leur succession historique mais aussi des particularités familiales touchées, qui motivent les appels à l’aide lancées par les autrices et auteurs des lettres. On y trouvera aussi bien la demande d’une commerçante catholique, mariée à un juif, dont la boutique a été confisquée, que celle d’un ancien combattant de la Première Guerre mondiale, incrédule devant sa privation de nationalité, ou la situation inextricable d’un médecin empêché d’exercer et privé de moyens par son interdiction bancaire. Mais on évoquera aussi la question de la nationalité d’origine et le sort des juifs chassés de Pologne et réfugiés en France, les premiers à avoir été touchés par les mesures antijuives.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Une articulation entre fiction et documentaire

Quatre personnages incarnent l’ensemble des personnages : deux masculins et deux féminins, d’âge différent dans chaque groupe pour symboliser le relais entre les générations et la transmission intergénérationnelle nécessaire. Ils sont à la fois les narrateurs, mettant chaque situation en contexte avec les mesures gouvernementales et le lieu concerné – zone occupée ou zone libre – tout en se faisant les auteurs des lettres envoyées : pour certaines directement au maréchal Pétain, qui se posait alors en protecteur de la nation et de ses citoyens ; pour d’autres, à ses services. Chacun à son tour se fera le rédacteur de la lettre qui, selon les cas, sera citée in extenso ou pas. Des recherches documentaires complèteront la recherche sur le devenir des personnages, qui paieront parfois chèrement la tentative de sauver leurs proches.

La pièce leur inventera une famille, un comportement, des commentaires sur ce qu’ils vivent et que la lettre, formulée sur le ton de la supplique respectueuse, ne dit pas : des « blancs » que remplit la fiction théâtrale et qui donne aux personnages une épaisseur de vie, bien au-delà des « cas » qu’ils exposent. Aucun « réalisme » cependant n’est revendiqué à travers la mise en scène. Le décor est composé d’éléments hétéroclites masqués au début du spectacle et que le déroulement dévoile peu à peu. Les actrices et acteurs changent de costume à vue pour incarner leurs personnages. Le théâtre est affirmé et il est montré.

Phot. © Simon Gosselin

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Une immersion du public

Présentée dans un dispositif bi-frontal, la pièce rapproche les spectateurs de l’aire de jeu et les inclut dans une trame où les comédiens les prennent ostensiblement comme destinataires. Dans une circularité révélatrice, les acteurs se placent au début de chaque histoire à un coin de l’aire de jeu et changent de place pour la suivante. Ils s’adressent ainsi tour à tour à toutes les parties du public. Ils tirent leurs costumes de housses en plastique protectrices comme pour signifier qu’ils sortent le passé de l’armoire où il avait été entreposé. Ils parlent depuis aujourd’hui, avec les informations qui nous sont parvenues, les connaissances que nous avons acquises. La passerelle entre passé et présent est partout et elle fait alterner la narration rétrospective et les scènes réinventées du passé. Le texte lui-même annonce la couleur de cette recréation imaginaire, distinguant au passage le « réel » documentaire de l’inventé.

Phot. © Simon Gosselin

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Un regard de l’intime

Pourtant, dans cet univers de l’artifice par où passe le théâtre, ce qui émerge s’extrait du jeu. Si l’on se divertit de voir un vieux militaire d’origine juive prendre à partie le portrait du Maréchal Pétain et le malmener comme pour lui rendre la monnaie de sa pièce, c’est l’émotion qui surgit au détour du chemin lorsqu’on voit une famille essayant de faire face à son anéantissement devant une tasse de thé comme si rien ne se passait, ou s’interroger sur rester ou partir en abandonnant les proches. Le point de vue, c’est celui de l’intime, de la solitude et de l’impuissance de ceux qui sont frappés, de l’histoire vécue et non de la froide analyse historique. C’est la sidération des personnages présents sur le scène qui importe, leur culpabilité d’avoir été épargnés, le « pourquoi pas moi ? ». Ils parlent d’arrachements et de disparitions, ils cherchent, pour plaider pour les leurs, à utiliser les arguments de leurs bourreaux : nationalité française, défense de la patrie, déclarations du chef de l’État, règles concernant les prisonniers de guerre, services rendus… Ils se font humbles, implorants, hypocrites, allèguent les règles édictées par l’État lui-même, tandis que la narration martèle les réponses administratives stéréotypées et les fins de non-recevoir. Les acteurs brandissent les lettres comme un motif de fierté, en parsèment le sol comme autant de pétales de fleurs répandues pour résister à la barbarie et célèbrent, par une danse traditionnelle, ce qui les unit. En regard, la froide énumération des dates des rafles, des numéros des convois de déportation et des morts figurant sur le mur du mémorial de la Shoah achève de saisir au cœur.

Au-delà de l’évocation de cette partie honteuse de notre histoire, la pièce fonctionne aussi comme un appel à la vigilance. Car ce que disent ces témoignages a de quoi inquiéter, ici et maintenant. Lorsque la discrimination et la haine s’installent, lorsque dans un pays de droit où existent des lois, celles-ci sont bafouées par un régime totalitaire, fût-il librement « choisi » par les citoyens, le champ est ouvert aux pires craintes et aux pires exactions. Et cette leçon-là, nous ferions mieux de ne pas l’oublier…

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Les Suppliques
S Conception, écriture et mise en scène Julie Bertin, Jade Herbulot, Le Birgit Ensemble d’après les lettres de Rachel Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen, Charlotte Lewin S Avec Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Vincent Winterhalter et les voix de Bénédicte Cerutti et d’Éric Charon S Conseil historique Laurent Joly S Enquêtes généalogiques Aude Vassallo S Scénographie James Brandily assisté d’Auriane Lespagnol S Construction Anthony Nicolas S Lumières Jérémie Papin assisté de Théo Le Menthéour S Son Lucas Lelièvre S Costumes Pauline Kieffer assistée de Constant Chiassai-Polin S Collaboration chorégraphique Thierry Thieû Niang S Régie générale Marco Benigno en alternance avec Victor Veyron S Ensemble administration/production Manon Cardineau, Colin Pitrat Les Indépendances S Diffusion Florence Bourgeon S Production Le Birgit Ensemble S Coproduction Générale de production, le Grand T – théâtre de Loire-Atlantique, le Grand R – scène nationale de La Roche-sur-Yon, le Théâtre de Châtillon, le Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis, La Comédie – CDN de Reims; en résidence au Grand R – scène nationale de La Roche-sur-Yon, au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis, au Théâtre Public de Montreuil – CDN, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, au Théâtre de la Tempête S Avec le soutien de la direction générale de la Création artistique – DRAC Ile-de-France, de la région Ile-de-France, de l’École de la Comédie de Saint-Étienne/ DIÈSE# Auvergne Rhône-Alpes et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national; en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête S La compagnie Le Birgit Ensemble est conventionnée par la DRAC Ile-de-France et le conseil départemental du Val-de-Marne S Julie Bertin et Jade Herbulot sont artistes associées au Grand R – scène nationale de La Roche-sur-Yon et au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis S Remerciements à l’atelier costumes du Théâtre national de Strasbourg S Le texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – Artcena S Le spectacle Les Suppliques fait partie d’une constellation de projets à l’initiative de la Générale de production, et s’y inscrit à la suite d’un documentaire réalisé par Jérôme Prieur et coécrit avec Laurent Joly (Les Suppliques, 2022) S Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et soutenu par la Ville de Paris S Durée 1h40

Du 31 jan. au 16 fév. 2025, mar.-sam. 20h dim. 16 h
Théâtre de la Tempête Cartoucherie – Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris

www.la-tempete.fr Rés. T 01 43 28 36 36

TOURNÉE
12 & 13 mars 2025 ZEF, Scène nationale de Marseille
18 & 19 mars 2025 Theâtre & Cinéma, Scène nationale de Narbonne
26 & 27 mars 2025 Théâtre de Sartrouville, CDN
23 au 26 avril 2025 Les Quinconces & l’Espal, Scène nationale du Mans
14 & 15 mai 2025 L’Azimut, Châtenay-Malabry

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