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Arts-chipels.fr

Sorcières. Entre superstitions vivaces, féminin et fantastique.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Une autrice et une metteuse en scène inspirées par une ethnologue interrogent la relation que nous entretenons avec ce qui échappe à la « rationalité ». Entre fantastique et réalité, la proposition de Lucie Berelowitsch et Penda Diouf aborde la question de l’Autre, de l’Inconnu au féminin.

C’est dans un coin de pièce à la structure boisée et noircie que se tient la femme qui vient d’hériter d’une maison de famille en plein bocage normand. Des cartons jonchent le sol. Elle trie ce qu’elle destine au vide-grenier lorsqu’on sonne à la porte. Une femme lui demande asile. Sa voiture est mystérieusement tombée en panne à proximité de la maison et il n'y a pas d’accès possible au réseau téléphonique. D’autres anomalies relatives à la proximité de la maison sont alors évoquées, ainsi qu’un mystérieux incendie qui a ravagé une partie des pièces. Après le départ de la visiteuse, le malaise subsiste. Le sentiment d’une présence, des chuchotis indistincts. Et l’angoisse qui monte… 

Sorcellerie et paroles magiques du bocage

Implantée à Vire depuis cinq ans, Lucie Berelowitsch fait de la réalité du territoire normand l’une de ses directions de travail. Elle s’intéresse alors à l’enquête réalisée dans les années 1970 par l’ethnologue Jeanne Favret-Saada sur les pratiques de sorcellerie dans le bocage mayennais et se pose la question de la survivance de telles pratiques un demi-siècle plus tard. Il est question aussi bien de maladies et de morts d’animaux liés à un ensorcellement que des pratiques destinées à chasser le mauvais sort et du recours aux désensorceleurs, rebouteux et autres coupeurs de feu. Mais l’ethnologue évoque aussi le prix qu’elle paie au cours de son enquête : cauchemars, tremblements, malheurs divers, qui font d’elle une « envoûtée ». Sorcières l’évoquera à travers le personnage de l’amie de l’occupante de la maison. Elle porte le prénom de l’ethnologue : Jeanne. 

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Un travail d’enquêtes préliminaire à la création

Lucie Berelowitsch se lance alors, avec Penda Diouf, autrice pressentie pour écrire le texte, sur le terrain. Tout un monde se dévoile au fil des rencontres et des témoignages qu’elles recueillent, qui mêle faits divers et histoires et rassemble les victimes comme les conjureurs de sort. Il est question de jalousie et de méfiance à l’égard des voisins, d’ostracisation des étrangers mais aussi de guérison des brûlures et de pratiques magiques tels que des nœuds de sorcellerie retrouvés dans les champs. Il est aussi question de punition divine pour ceux qui se sont éloignés de la religion. À l’ère de l’intelligence artificielle, l’irrationnel continue d’avoir cours. Il constituera le fondement et le motif de la création. 

Des portes ouvertes sur l’imaginaire et le fantastique

Le décor porte la marque de la multitude des voies d’accès au thème que comporte la pièce. Une abondance de passages et de portes atteste d’une circulation entre des mondes : l’espace du tri du passé qui se situe sur la scène, la partie brûlée de la maison, derrière, qui ouvre sur ce même passé, les reflets et transparences derrière lesquels se dessinent des silhouettes indistinctes. Des portes d’ivoire et de corne qui ouvrent sur l’imaginaire avant que le glissement du décor intérieur ne dévoile l’extérieur et marque la porosité entre les deux univers. C’est au sein de la vérité de la nature que réside l’explication de l’étrangeté de la maison, même si l’explication fournie reste elle-même source de mystère.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Entre mémoire et rôle des femmes

Ce n’est pas un hasard si les phénomènes étranges qui affectent la maison sont l’émanation des femmes qui l’ont occupée. Ces souvenirs que l’occupante évacue les concernent. Ils évoquent l’histoire d’une femme qui ne donnait naissance qu’à des enfants morts dont la présence hante encore les lieux. C’est autour de leur souvenir que se tisse le fantastique, qui se double d’un autre thème : celui d’une femme « différente ». Une femme de tous les dangers puisqu’incapable d’enfanter et donc non-femme, mise à l’index de la société. Une « sorcière » à la manière de Michelet, victime désignée d’un monde qui confine les femmes dans une série de postures auxquelles elles ne peuvent échapper. Et Lucie Berelowitsch de généraliser le propos en faisant résonner les airs slaves que chante l’Ukrainienne Natalka Halanevych, l’une des Dakh Daughters, qui élargit la seule référence aux articles de presse normands projetés sur le décor à une problématique plus large.

Cependant, si les comédiennes sont convaincantes, si l’ensemble du spectacle trouve bien les chemins du fantastique malgré un petit flottement par trop « explicatif » de micro-saynètes destinées à relier tous les fils de l’histoire, une ambiguïté demeure quant au propos du spectacle, qui balance entre les pratiques de sorcellerie du bocage et la conjugaison au féminin du thème et reprend à son compte l’« envoûtement » de Jeanne Favret-Saada, qui pourrait faire débat. En nos temps de rumeurs et d’irrationnel masqué sous les dehors de l’objectivité, il importe de faire un tri et ces Sorcières, malgré leur éclairage dans la pénombre des croyances, laissent subsister un doute… Le fantastique n'en est pas moins rendu et fait fonctionner l'imaginaire.

Sorcières
S Mise en scène Lucie Berelowitsch S Texte Penda Diouf sur une commande d’écriture du Préau - CDN de Normandie-Vire, d’après les livres de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts et Corps pour Corps - Enquêtes sur la sorcellerie dans le bocage (co-écrit par Josée Contreras) et les témoignages recueillis dans le bocage virois en février et mars 2023 S Avec Sonia Bonny et Clara Lama-Schmit - comédiennes permanentes, Natalka Halanevych - membre des Dakh Daughters, artistes associées S Lumières Kelig Le Bars S Musique Sylvain Jacques S Scénographie François Fauvel et Valentine Lê S Décors les Ateliers du Préau S Production Le Préau - CDN de Normandie-Vire S Coproduction La Criée - Théâtre National de Marseille S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Création octobre 2024 Le Préau - Centre Dramatique National de Normandie – Vire S Durée estimée 1h30 S À partir de 12 ans

TOURNÉE
Vire | Le Préau - CDN de Normandie-Vire | 1, 2, 3 et 4 oct. 2024, à 20h30 sauf le 4 à 19h
Tessy-Bocage | Théâtre des Halles | 18 oct. 2024, à 20h30
Domfront en Poiraie | Théâtre municipal | 14 nov. 2024, à 20h30
Bayeux | La Halle ô Grains | 28 nov. 2024
Lyon | Théâtre du Point du Jour | 21 et 22 janv. 2025, à 20h
Barenton | Par le Bocage | 28 janv. 2025, à 20h30
Val-de-Reuil | Théâtre de l’Arsenal | 4 fév. 2025, à 20h
Deauville | Les Franciscaines | 27 et 28 fév. 2025

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