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Arts-chipels.fr

Grand-peur et misère du IIIe Reich. Dans l’œil du cyclone totalitaire.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Cette pièce, écrite par Bertolt Brecht sur l’Allemagne nazie entre 1935 et 1938, résonne aujourd’hui fortement dans le contexte de la montée de l’extrême-droite en France comme en Europe.

En fond et côté jardin, des verrières métalliques rappellent une architecture industrielle du monde moderne. Sur le plateau, seule une longue table sur laquelle traînent encore chandeliers et vaisselle fine suggère qu’un banquet luxueux s’est tenu là. Deux femmes débarrassent la table à laquelle vient s’asseoir un homme qui lit le journal, témoin prudemment neutre de ce qui va se passer. Nous sommes dans une auberge et l’une des servantes attend son fiancé, un soldat qui entre en chemise brune. Nous sommes à Berlin, en Allemagne, en 1933. Hitler a pris le pouvoir et le jeune homme est vindicatif. Il défend « la communauté du peuple », selon l'expression porte-drapeau des nazis, et traque les contrevenants à la règle. Pour le moment, ce qu’il expose prend l’allure d’un jeu – dangereux pour le personnage à qui il demande de jouer l’opposant. Parce que le soupçon, « c’est déjà la certitude », assène-t-il et que la menace, face au contradicteur qu’il a sollicité, est implicite.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Une pièce composée de tableaux indépendants

Laissant au large toute velléité de fable qui courrait de bout en bout, avec des personnages récurrents, Brecht choisit pour seules balises un déroulement chronologique marqué par des dates qui courent de 1933 à 1938, de la prise de pouvoir d’Hitler jusqu’au début des guerres d’invasion nazies, et des lieux répartis en Allemagne. Une période où le nazisme, qui a gagné le pouvoir, élimine les opposants. Arrestations, déportations, pogroms, meurtres en forment le sinistre cortège. On assiste, au fil des séquences, à l’intensification de la répression que le pouvoir exerce sans que jamais le spectacle de la violence ne soit montré. Tout au plus, en son off dans le spectacle, des cris et des appels à l’aide suggèrent-ils des arrestations sans ménagement. Latente, la violence est hors champ mais n’en est pas moins présente.

La sélection que Julie Duclos fait dans les vingt-quatre tableaux de la pièce originale traverse le temps, se répartit dans différents lieux d’Allemagne et touche tous les milieux – employés, bourgeois, juges, commerçants et agriculteurs, juifs et non juifs. Titrés, ils aborderont chaque fois un thème : « La Trahison », « La Femme juive », « Trouver le droit », « le Mouchard »…

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Les figures de la peur

Ce que Brecht dessine au fil des tableaux, c’est la peur qui s’insinue à tous les niveaux de la société et dans tous les esprits. Elle s’installe au cœur même du quotidien et engendre, au-delà de la surveillance exercée par le pouvoir, autosurveillance et délation. On verra ainsi un juge complètement affolé d’avoir à rendre un verdict où le droit le dispute à l’obédience au pouvoir, une femme juive quitter son mari et prendre le chemin de l’exil en espérant laisser à son époux la possibilité d’exercer sans en être empêché son métier de médecin, et celui-ci accepter son départ. L’un des tableaux nous transportera au sein d’une famille dont le fils est sorti. En son absence, les parents s’imaginent que les propos potentiellement considérés comme « séditieux » qu’ils ont prononcés pourraient conduire leur fils, membre des Jeunesses hitlériennes, à les dénoncer. Chaque fois, on retrouve l’angoisse d’avoir laissé la parole déborder du cadre imposé par le pouvoir, un cadre, d’ailleurs, dont on ne parvient pas à connaître les contours, où chacun devient ainsi potentiellement coupable et criminel. On voit se mettre en place un système qui ne s’appuie pas seulement sur la force et la répression. L’autocensure bouffe les cerveaux et paralyse tout libre arbitre. Un flicage du dedans, au moins aussi pernicieux que celui du dehors.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Figures de la misère

Parallèlement, Brecht évoque le réarmement de l’Allemagne, une fois encore, à travers la vie de tous les jours. Il passe par la priorité mise au développement militaire à tout crin au détriment du bien-être des populations et se fait au prix de la pénurie alimentaire qui touche femmes et hommes du commun. Ce sont les queues devant les magasins dans l’attente improbable de quelque chose à manger. D’Allemands rassemblés devant les magasins dans l’espoir de trouver quelque nourriture, on apprendra, par des clients exaspérés, l’arrestation d’un boucher qui a refusé de pendre à sa devanture un jambon factice pour masquer la pénurie. On verra aussi un agriculteur paniqué donner à manger à ses porcs en dépit de l’interdiction faite de nourrir les animaux, en raison de la priorité d’alimenter les humains.

Phot. © Simon Gosselin

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Une mise en scène transhistorique efficace

Julie Duclos ne gomme pas la datation historique des situations évoquées par Brecht, pas plus qu’elle ne fait l’économie des titres des séquences donnés par l’auteur pour souligner le thème. La vidéo vient par ailleurs souligner à quelques reprises le contexte dans lequel se situe la pièce, tel ce document d’archives sur l’autodafé de 1933, inscrit dans le cadre d’une « action contre l’esprit non-allemand », qui voit des dizaines de milliers de livres publiquement jetés au bûcher – l’exposition de l’« art dégénéré » et la destruction des œuvres en seront d’autres manifestations et les musées de Berlin exposent encore aujourd’hui les places vides des œuvres détruites.

Mais elle donne aussi au spectacle une dimension plus intemporelle en même temps que plus contemporaine et moins « réaliste ». Les costumes, hormis ceux des nazis, offrent une référence plus générale à une période postérieure. Le rappel de l’existence d’un monde industriel, évoqué par le décor, crée un espace abstrait et mobile qui se modifie au fil du temps. Tour à tour resserré autour des personnages pour faire place à un intérieur d’appartement, chassé sur les côtés pour devenir espace de la rue ou cour de ferme, il découpe l’espace, se meuble d’un lit qui s’installera aussi bien dans un intérieur bourgeois que dans un hôpital, d’une table qui est tout à la fois d’auberge et de salle à manger ou se vide selon les besoins. Ce no man’s land manipulé à vue ouvre un champ d’interprétation dans lequel la référence à notre époque s’inscrit d’emblée.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Un crescendo dramatique

À mesure que la pièce avance, l’atmosphère se tend. Le ton monte. Les personnages, joués par des actrices et acteurs qui passent d’un rôle à l’autre, sombrent dans la paranoïa et l’hystérie. Il se hurlent à la figure les motifs de leurs angoisses. L’ascension progressive de leur violence, liée à l’intensification de leur peur et du contrôle exercé par le pouvoir, forme un parallèle à la croissance hors champ de la répression. Cependant, extériorisée en permanence par les personnages, elle perd de son impact au regard de la vision intériorisée, intime, que privilégie Brecht où la violence ne surgit qu’à travers des éclats incontrôlés, qui échappent à leur locuteur. Sans cesse portée crescendo ou presque, à débit de plus en plus rapide, par des comédiens qui, sauf exception, montrent la crise, la parole perd, paradoxalement, une partie de son intensité.

Mais ce regret pèse de peu sur l’ensemble du spectacle qui évoque avec clarté le message que porte Grand-peur et misère du IIIe Reich. À l’heure actuelle, au nom du maintien de l’ordre et de la lutte antiterroriste, les atteintes à la liberté s’intensifient. Le recours à l'état d'urgence autorise déjà toutes sortes d'exactions. Sur le plan politique, la montée préoccupante des extrêmes droites, qui pratiquent l’intolérance et les ostracismes en tout genre, font craindre la mise en place de modèles totalitaires que le passé et la pièce éclairent. Autant dire que nous nous rapprochons du tableau dressé par la pièce. Rejouer ce spectacle aujourd'hui est une mise en garde salutaire. Il y a urgence...

 

Grand-peur et misère du IIIe Reich. Dans l’œil du cyclone totalitaire.

Grand-peur et misère du IIIe Reich
S Texte Bertolt Brecht S Traduction Pierre Vesperini (L’Arche, éditeur, pour la version française) S Mise en scène Julie Duclos S Scénographie Matthieu Sampeur S Lumières Dominique Bruguière S Vidéo Quentin Vigier S Son Samuel Chabert S Costumes Caroline Tavernier S Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel S Assistanat à la lumière Émilie Fau S Régie générale Sébastien Mathé S Régie plateau David Thébaut S Administration, production  Altermachine (Camille Hakim Hashemi, Marine Mussillon et Carole Willemot) S Avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen et, en alternance, Elliot Guyot, Julien Petersen, Raphaël Takam ou Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Philae Mercoyrol Ribes S Production L’In-quarto S Coproduction Théâtre National de Bretagne, Odéon-Théâtre de l’Europe, Comédie de Caen - CDN de Normandie, Comédie – CDN de Reims, Théâtre de Lorient – Centre Dramatique National, La Comédie de St-Étienne – Centre Dramatique National, Théâtre Les Gémeaux, Scène Nationale - Sceaux S Avec le soutien du ministère de la Culture – DRAC Île-de-France S Avec la participation des ateliers de construction du Théâtre du Nord – Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts de France S Julie Duclos est artiste associée au TNB et à la Comédie de Caen - CDN de Normandie S La compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture - DRAC Île-de-France S Durée 2h25 S À partir de 14 ans

TOURNÉE
24 09 – 03 10 2024 Rennes, Théâtre National de Bretagne - Création
09 10 – 10 10 2024 Quimper, Théâtre de Cornouailles
16 10 – 17 10 2024 Grenoble, MC2
04 12 – 05 12 2024 Théâtre de Lorient - CDN
10 12 – 12 12 2024 Comédie de Saint-Étienne
18 12 – 20 12 2024 Comédie de Reims - CDN
11 01 – 07 02 2025 Paris, Odéon-Théâtre de l'Europe
13 02 – 22 02 2025 Villeurbanne, Théâtre National Populaire
27 02 – 02 03 2025 Lille, Théâtre du Nord
01 – 03 2026 Sceaux, Théâtre Les Gémeaux, Scène Nationale ; Comédie de Caen - CDN de Normandie ; Théâtre National de Nice

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