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Arts-chipels.fr

Faire corps. Quand la représentation du corps engage une vision du monde.

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La Fondation Villa Datris propose, du 19 mai au 3 novembre 2024, une exposition consacrée aux représentations du corps, dans toute leur diversité. L’occasion de s’interroger aussi sur la matérialité du corps à l’ère du numérique et de la dématérialisation.

La Villa Datris, ainsi nommée par l’accrétion des premières syllabes des prénoms de ses fondateurs, Danièle Marcovici et Tristan Fourtine, est un centre d’art privé situé à L’Isle-sur-la-Sorgue, près d’Avignon. Ouverte en 2011, et accessible gratuitement sur réservation, elle fait chaque année la part belle à la sculpture contemporaine au travers d’une exposition thématique. Cette année – avec les Jeux Olympiques en arrière-plan – le corps est à l’honneur dans la Villa comme dans son jardin.

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Les représentations du corps comme vision du monde

Longtemps, et depuis la Renaissance, les figurations du corps ont été marquées par la volonté de représenter, dans ses trois dimensions, une réalité anatomique, dans ses proportions et son modelé, oubliant les représentations stylisées qui ont marqué les débuts de l’aventure artistique humaine avec ces Vénus aux formes évocatrices des temps « préhistoriques ». Le XXe siècle a redécouvert la force des arts premiers et les épures stylisées de l’art cycladique, entre autres. Il a voulu, à l’image d’une société où mouvement et vitesse devenaient des caractères marquants, traduire, tel Boccioni, cette dynamique dans les représentations du corps. Sur les traces du cubisme pictural, il a décomposé le corps dans l’espace, combinant ses multiples facettes comme autant de propositions d’enrichir le regard et de créer une nouvelle manière de regarder.

Hans Op de Beeck, Hélène, 2023. MDF, polyester, coating, 90 x 142 x 110,5 cm. Edition 3 + 2AP. © DR © Hans Op de Beeck, ADAGP, Paris – 2024

Hans Op de Beeck, Hélène, 2023. MDF, polyester, coating, 90 x 142 x 110,5 cm. Edition 3 + 2AP. © DR © Hans Op de Beeck, ADAGP, Paris – 2024

La revendication du corps comme affirmation de l’identité

Dans un monde où le collectif a pris le pas sur l’individuel, la réappropriation du corps a sonné comme la revendication d’un droit de cité en s’attaquant à la symbolique même des représentations. La volonté d’affirmer le féminin à travers la sculpture chez Louise Bourgeois s’inscrit dans cette démarche. Chez Giuseppe Penone au contraire, point de revendication genrée mais la prise en compte de l’humain par rapport à son environnement, la vision d’un homme prédateur de la nature. Apparaît aussi le choix de montrer la partie pour le tout, comme chez César, et de donner à la partie représentée une valeur symbolique. Vêtir le corps renvoie, à l’époque contemporaine, à un sens particulier. De marqueur social, le vêtement devient affirmation d’une identité, revendication d’une différence, masque qui rend visible. Enfin, l’arrivée du numérique consacre le corps comme objet virtuel mais aussi comme objet de marchandisation, de monstration. La démultiplication et la duplication de l’image pervertissent sa vision. Elles jouent de la simultanéité en différents lieux et de la rupture de la temporalité par l’existence d’une image reproductible, remodelable et reconstructible à l’infini. Enjeu et manifestation, le corps, reconstruit, glorifié, mutilé, sublimé, effacé demeure cependant une aune de compréhension du monde.

Niki de Saint Phalle, La Sirène, 1983. Résine polyester peinte, 90 x 240 x 90 cm. Courstesy Collection Philippe Austruy, Commanderie de Peyrassol, Flassans-sur-Issole. Photo © C Goussard © 2024 Niki Charitable Art Foundation / Adagp, Paris

Niki de Saint Phalle, La Sirène, 1983. Résine polyester peinte, 90 x 240 x 90 cm. Courstesy Collection Philippe Austruy, Commanderie de Peyrassol, Flassans-sur-Issole. Photo © C Goussard © 2024 Niki Charitable Art Foundation / Adagp, Paris

65 artistes et 85 œuvres

L’exposition, à travers les œuvres présentées, saisit le corps féminin dans ses métamorphoses. Elle reformule, à travers la Sirène de Niki de Saint Phalle, l’archétype féminin : une femme-sirène aux seins démesurés qui affirme sa double nature de femme et de séductrice. En explorant l’hybridation des matériaux et les points de vue nés de l’accumulation d’éléments d’origine diverse, Pascale Marthine Tayou dénonce, de son côté, le sort fait aux femmes en associant, dans Totem Cristal, un personnage féminin de cristal, une matière noble, avec les oripeaux ménagers dont on l’affuble, casseroles, torchons et récipients plastiques. Dans le même ordre d’idées, mais avec un réalisme assumé, The Virgin Martyr Cecilia montre une jeune femme aux cheveux tressés et en minijupe terrassée par un sort qu’on imagine douloureux. À l’inverse, Op De Beek, qui a pour objectif, comme George Segal ou Guillaume Lebon, de désacraliser la sculpture académique, lui oppose avec Hélène une boxeuse, une image combattante de la femme cependant débarrassée de tout héroïsme, au repos, repliée méditativement sur elle-même.

Pascale Marthine Tayou, Totem Cristal, 2019. Cristal, matériaux divers, 185 x 50 x 33 cm. Collection Fondation Villa Datris

Pascale Marthine Tayou, Totem Cristal, 2019. Cristal, matériaux divers, 185 x 50 x 33 cm. Collection Fondation Villa Datris

Un corps porte-drapeau

Les représentations peuvent se faire revendication identitaire comme chez Meschac Gaba qui fait de la chevelure tressée sur un buste de mannequin la marque d’une africanité fièrement affirmée, ou chez Kiki Smith dont l’art est imprégné de signification politique. Sapant les représentations érotiques traditionnelles des femmes par les hommes, elle expose des formes féminines qui font ressortir les systèmes biologiques internes qui les peuplent et les définissent. Sa Black Madonna, par exemple, n’est qu’un réseau de filaments foliolés et folliculés qui dessinent un corps. Tout aussi politique est l’Allemande Anne Wenzel dont le travail de céramique, assorti d’un protocole de cuisson dont elle est l’inventeur, donne naissance à des sculptures marquées par la question de la guerre et de la propension de l’humanité à l’autodestruction. Son buste intitulé Under Construction (Blue Eyes Crying) a toutes les allures d’une déploration qui envahit tout l’être. Quant à la fillette d’Abdul Rahman Katatani, Girl Playing, elle se tient, inconsciente du danger, au-dessus d’un sol hérissé de barbelés.

Kiki Smith, Black Madonna, 1992. Bronze, 182 x 67 cm. Courtesy Galerie Lelong & Co / ©Kiki Smith

Kiki Smith, Black Madonna, 1992. Bronze, 182 x 67 cm. Courtesy Galerie Lelong & Co / ©Kiki Smith

Le corps et sa matière

Medula de Javier Pérez pose la question « De quoi sommes-nous faits ? ». En associant une colonne vertébrale à des prolongements en forme de longues branches d’arbre, l’artiste pose la question de notre rapport à la nature dans un monde qui a consommé le divorce de l’Homme avec elle. Avec Mukuru (Elder), Terrence Musekiwa va dans le même sens en créant un humain composé de pièces métalliques, qui a abdiqué toute humanité et dont le corps, ou le vêtement, ou les deux, se réduit à un amas de fils électriques. Le choix des matériaux utilisé pour réaliser la sculpture n’est pas innocent. Si le bronze est évidemment à l’honneur, comme avec la Cathédrale de Johan Creten, qui recouvre le corps d’un filet qui masque le corps tout en le révélant, la céramique occupe une place de choix. En choisissant d’associer cinq formes en céramique qui composent une femme géante, Elsa Sahal, avec sa Vénus au mur, affirme haut et fort son lien avec le corps féminin. Le code-couleur, un rose zébré qui rejoint le rose de la paroi sur laquelle elle s’appuie, et les trois paires de seins dont est doté le personnage tout en rondeurs et en courbes offrent une affirmation subversive de la femme, y compris dans la réappropriation des poncifs qui la catégorisent, tandis que l’usage de la céramique revendique le rapport du féminin à la terre.

Magdalena Abakanowicz, Seated shoulder, 1981. Toile de jute et résine, 63,5 x 53,3 x 55,8 cm. Courtesy Collection blackflag & AEROPLASTICS, Bruxelles

Magdalena Abakanowicz, Seated shoulder, 1981. Toile de jute et résine, 63,5 x 53,3 x 55,8 cm. Courtesy Collection blackflag & AEROPLASTICS, Bruxelles

Un corps caché-révélé

Parfois, la texture qui enveloppe le corps pose la question de sa disparition ou de sa révélation derrière le vêtement ou le costume. Justine – 2nd mouvement, de Daniel Firman, dissimule la femme derrière son vêtement. Réduite à n’être plus que ce qu’elle porte, elle est l’objet que formera et qu’enfermera la mode. Quant à Magdalena Abakanowicz, avec Seated Shoulder (Épaule assise), une résine recouverte de toile de jute froissée, elle donne au corps une matérialité qui fait de lui un tissu de rides qu’on imagine héritées de son histoire et un assemblage de plis qui en figurent les accidents.

La partie est parfois privilégiée sur le tout dont elle devient l’emblème, tels le filiforme en même temps qu’insolent Mes vœux, un assemblage en 16 parties de photographies en noir et blanc, ruban adhésif et ficelle dans un cadre de l’artiste d’Annette Messager, qui met en avant les mains et les doigts, ou les yeux trouant le fonds vert acidulé, très pop, de Tony Oursler, qui conduit au regard qu’on porte sur le monde. Mais elle peut se faire plus directement « figurative », comme avec les Cercles de vie de bois brûlé de Prune Nourry qui ne fournissent plus qu’une indication de corps – des seins, un ventre et des jambes qui pourraient tout aussi bien figurer une tête et des bras – comme pour témoigner de sa mise à mort par crémation.

Zsófia Keresztes, Soft Encounters II, 2023. Acier, polystyrène, mosaïque de verre, ciment, fibre de verre, adhésif de construction, 195 x 125 x 140 cm. Courtesy of the artist and KÖNIG GALERIE. Photo © Roman März

Zsófia Keresztes, Soft Encounters II, 2023. Acier, polystyrène, mosaïque de verre, ciment, fibre de verre, adhésif de construction, 195 x 125 x 140 cm. Courtesy of the artist and KÖNIG GALERIE. Photo © Roman März

Le masculin et le féminin

L’homme, lui, est désacralisé. Homme à la tête d’ours chez Stephan Balkenhol, comme pour dire sa nature sauvage (Bear), ou confronté à un obstacle infranchissable alors qu »il cherche à repousser le mur dans l’Éloge du dépassement (repousser les limites) de Philippe Ramette, il est mis à mal dans sa représentation par le Recycle Group (Andrey Blokhin et Georgy Kuznetsov). En le transformant en homme-poubelle caryatide, les deux artistes en font l’esclave d’une société d’ordures en même temps que son réceptacle, mettant à mal le « privilège » de la masculinité. Zsófia Keresztes fait de même, dans un autre registre, avec son personnage composé de multiples matériaux (acier, polystyrène, mosaïque de verre, ciment, fibre de verre, adhésif de construction), qui définit, dans Soft Encounters III, un être hybride, mélange de faune et de flore doté en même temps de jambes-pistils qui présentent un amalgame des attributs féminin et masculin.

Marilou Poncin, Perfection is a lie to play with / sweet dream, 2023. Vidéo, durée 10 minutes. Accessoiriste | Props : Alexandre Contini - Oundène Godefroy Mixage son : Géraldine Baux. Courtesy de l’artiste et galerie Laurent Godin © Marilou Poncin, ADAGP, Paris – 2024

Marilou Poncin, Perfection is a lie to play with / sweet dream, 2023. Vidéo, durée 10 minutes. Accessoiriste | Props : Alexandre Contini - Oundène Godefroy Mixage son : Géraldine Baux. Courtesy de l’artiste et galerie Laurent Godin © Marilou Poncin, ADAGP, Paris – 2024

Le corps à l’épreuve de sa mise en scène reproductible

Marilou Poncin dénonce, dans une vidéo de dix minutes, Perfection is a lie to play with / sweet dream, la course à l’apparence qui est l’une des caractéristiques de notre société. À travers des images qui exaltent fallacieusement le corps « parfait », impossible à atteindre, elle révèle l’inanité de cette démarche qui nous pousse à nous glisser dans la peau d’un(e) autre en renonçant à nous-mêmes. Quant à Taro Izumi, avec Tickled in a dream… maybe? (The muscles of the cucumber), il raille le culte du corps magnifié par le sport dans une installation qui en dénonce avec humour le caractère spectaculaire et la mise en scène. Un curieux agencement de morceaux de bois dépareillés accroché au mur devient, dans une vidéo, la structure dans laquelle se glisse une jeune athlète, prenant ainsi la position créée par les pièces de bois, position qui apparaît, dans une autre vidéo, comme la forme « mécanisée » du saut d’un footballeur se préparant à faire une tête. L’exploit, ramené à une disposition dérisoire dans l’espace par l’installation de bois, démystifie l’aspect cultuel lié au sport.

Johan Creten, La Cathédrale, 1999-2000. Bronze patiné, fonte à la cire perdue, 190 x 53 x 50cm. 2/2 AP + 3 éditions. Courtesy de l'artiste et Perrotin © Johan Creten, ADAGP, Paris – 2024

Johan Creten, La Cathédrale, 1999-2000. Bronze patiné, fonte à la cire perdue, 190 x 53 x 50cm. 2/2 AP + 3 éditions. Courtesy de l'artiste et Perrotin © Johan Creten, ADAGP, Paris – 2024

Le jardin des Vénus

La sculpture envahit aussi le jardin de la Villa Datris. Placée à l’ombre de la monumentale sculpture déstructurée de Richard Da Rosa, les Vénus sont multiples. Celles de Laurent Perbos, qui évoquent le sport et les gestes des athlètes, dialoguent avec des sculptures de Gabriel Sobin et de Fernando Botero, disséminées dans les massifs arborés. Un tronc de cyprès métamorphosé en couple amoureux par Marc Nucera lie vénusté et nature. Quant au sport, il est également présent avec 501 kg, toujours de Perbos, qui fait référence au poids maximal jamais soulevé par un athlète, et avec l’alpiniste au repos sur son rocher de Štefan Papčo. A contrario, c’est avec l’absence du corps que Michael Johansson invite les visiteurs à réagir. Enfin Janus, dieu des commencements et des fins, des choix, des passages et des portes, interprété par Jean-Marie Appriou, apporte au parcours sa note à double sens.

Gageons que ces approches de corps symboles, mémoire, enveloppes, révélations, armes de combat ou états d’êtres fourniront une occasion de nous interroger sur ce que nous sommes et ce que nous cherchons.

Abdul Rahman Katanani, Girl playing, 2017. Bois, tôle ondulée et fil de fer barbelé, 72 x 45 cm / 30 x 66 cm Courtesy ANALIX FOREVER

Abdul Rahman Katanani, Girl playing, 2017. Bois, tôle ondulée et fil de fer barbelé, 72 x 45 cm / 30 x 66 cm Courtesy ANALIX FOREVER

Les artistes

Magdalena Abakanowicz, Julien Allègre, Ghada Amer, Elodie Antoine, Jean-Marie Appriou, Stephan Balkenhol, Alexandra Bircken, Fernando Botero, Louise Bourgeois, Nick Cave, César, Awena Cozannet, Elizabeth Creseveur, Johan Creten, Sépànd Danesh, Chloé Delarue, Dewar & Gicquel, Richard Di Rosa, Henri-François Dumont, Daniel Firman, Sylvie Fleury, Meschac Gaba, Corado Gardone, Antony Gormley, Thomas Houseago, Taro Izumi, Michael Johansson, Kun Kang, Abdul Rahman Katanani, Wang Keping, Zsófia Keresztes, Guillaume Leblon, Ana Mendieta, Annette Messager, Terrence Musekiwa, Prune Nourry, Marc Nucera, Hans Op De Beeck, Tony Oursler, Rallou Panagiotou, Štefan Papčo, Giuseppe Penone, Laurent Perbos, Javier Pérez, Michelangelo Pistoletto, Jaume Plensa, Marilou Poncin, Philippe Ramette, Recycle Group, Antoine Renard, Rotraut, Elsa Sahal, Niki De Saint Phalle, Marta Santos, George Segal, Joel Shapiro, Kiki Smith, Gabriel Sobin, Pascale Marthine Tayou, Gavin Turk, Xavier Veilhan, Jeanne Vicérial, Gabrielle Wambaugh, Anne Wenzel, Kehinde Wiley, Mâkhi Xenakis

Fondation Villa Datris - 7, avenue des Quatre Otages, 84800 L’Isle-sur-la-Sorgue
04 90 95 23 70 info@FondationVillaDatris.com

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