26 Mai 2024
Peut-on faire acte artistique, théâtre, avec un événement dont le traumatisme est encore présent dans toutes les mémoires ? Pari réussi pour Laurent Gaudé et Denis Marleau qui suscitent l’émotion en passant au large du pathos.
Le 13 novembre 2015 s’enchaînaient à Paris, presque simultanément, une série d’attentats dramatiques perpétrés par les terroristes de Daech, plongeant la capitale dans l’incompréhension et la stupeur, engendrant une psychose déjà amorcée par la fusillade dans les locaux de Charlie Hebdo le 5 janvier 2015, qui avait fait douze morts, et la prise d’otages dans l’hyper cacher de la porte de Vincennes, le 9, qui en avait fait cinq. Le 13 novembre, c’est une opération coordonnée dans divers lieux parisiens, qui fait 130 morts et plus de 350 blessés. Terrasses évoque les événements survenus cette nuit-là en plongeant dans le ressenti de tous ceux – témoins, victimes, proches, policiers, soignants volontaires ou personnel médical – qui furent mêlés à ces événements tragiques.
Une nuit particulièrement noire
Le déroulement implacable de cette nuit de cauchemar commence à 21h20 par une série de trois explosions aux alentours immédiats du Stade de France où se déroule un match amical entre la France et l’Allemagne en présence du président de la République. Dans l’incapacité de pénétrer dans le Stade, les terroristes se font sauter avec leur ceinture de bombes, faisant un mort et une dizaine de blessés graves. Cinq minutes plus tard, un deuxième groupe de trois terroristes ouvre le feu à la kalashnikov sur des bars et des restaurants des 10e et 11e arrondissements de Paris, tuant 39 personnes et faisant 32 blessés graves. Un terroriste fait sauter sa ceinture d’explosifs boulevard Voltaire. Déficiente, elle ne fait, hormis le terroriste lui-même, que deux blessés graves. À 21h40, un troisième groupe fait irruption dans le Bataclan où se produit le groupe de rock Eagles of Death Metal. Pendant une vingtaine de minutes, les trois assaillants assassinent froidement tous ceux qu’ils peuvent atteindre. Des otages sont disposés devant les portes et les fenêtres. La tuerie fait 90 morts avant que les policiers n’interviennent, une dizaine de minutes plus tard, avec l’aide de l’armée et de la BAC, puis de la BRI et du RAID. Paris est en état de choc. La panique règne, les bruits les plus alarmants courent sur d’autres lieux possibles…
Vivre plutôt que décrire
Délaissant le théâtre documentaire, Laurent Gaudé choisit de n’évoquer les événements qu’à travers la manière dont ils ont été vécus de l’intérieur par tous ceux qui y ont été mêlés. Il fait ainsi revivre les victimes, qui deviennent témoins de leur propre mort, mais aussi tous ceux qui, de près ou de plus loin, ont été touchés, atteints dans leur être même. Tour à tour, ils viennent évoquer, au-delà du récit des événements, les répercussions que les attentats ont eues sur leur vie. Des récits qui font revenir en boucle des images sanglantes, des angoisses sans fond, des solidarités éphémères, des traumatismes qui perdurent. Témoins imaginaires surgis du cerveau d’un auteur et puisant leur matière dans la réalité des témoignages recueillis après le massacre, ils nous parlent du avant, du pendant et de l’après, non au travers d’un relevé désincarné ou événementiel mais dans ce qui les a atteints au plus profond, dans ce qui a irrémédiablement changé leur vie.
Une galerie d’apparitions dans une forme chorale
Les personnages, Laurent Gaudé les réinvente : des sœurs qui se retrouvent, une histoire d’amour homosexuelle qui naît, un couple qui se défait, des jeunes gens attablés autour d’un verre, d’autres en train de danser, une famille en détresse, des passants empressés, des policiers que leur profession ne cuirasse cependant pas, des soignants que leur pratique ne protège pas de la monstruosité à laquelle ils sont confrontés, etc. Les échos des témoignages entendus à l’époque se fondent dans la fiction. Quant aux victimes, elles n’apparaissent pas seulement dans une partie de cette nuit tragique, dans un seul des lieux d'attentats. Elles sont de tous les moments et de tous les lieux. Elles prennent un verre au bar lorsque passe la Faucheuse, elles vont au bout de la nuit en dansant au Bataclan, elles commentent leurs propres morts. Leur aventure est singulière mais elles sont plurielles, comme une part de chacun de nous.
Un oratorio lyrique
La mise en scène contribue à cette échappée du récit hors de personnages dont les rôles seraient individualisés. Si quelques séquences adoptent le procédé du dialogue, celui-ci est ramené à sa plus simple expression au profit de monologues à deux ou à plusieurs qui, placés côte à côte, font sens et résonnent ensemble comme un chant polyphonique alternant solos et variations d’un chœur qui commente une action qui n’est jamais montrée. Cette distance du récit transforme le drame en épopée tragique. Aèdes en même temps que protagonistes, les personnages chantent plutôt qu’ils ne parlent cette inoubliable histoire. La langue est puissante, qui dit la meurtrissure et l’appétit de vivre. Elle est lyrique, mettant à distance la réalité pour faire entendre la parole nue d’un pathétique sans pathos.
Un décor suggéré et onirique
Aux déplacements des personnages réglés comme dans une chorégraphie qui les dépouillerait de leurs individualités répond une conception du décor qui évoque plutôt qu’il ne dit. C’est le plateau nu qui s’accidente au sol au fil du spectacle comme une image du chaos qui s’installe. Ce sont les projections sur l’écran qui forme le fond de scène, qui se démarquent de toute évocation naturaliste : un éclat de lumière sur un verre flouté, le détail d’un pied de table de bistrot en fonte ouvragée, le tressage d’une chaise qu’on devine sans la voir, une image lointaine et déréalisée de ce qu’on imagine être un stade. L’espace dit la réalité sans la montrer. Il la suggère. Nous sommes déconnectés, ailleurs, et pourtant là, bien présents au milieu de cette apocalypse qui se déroule.
Une leçon de résistance.
C’est de cette tension entre le suggéré et la réalité que le spectacle tire sa force. La dialectique qui s’installe entre les échos des témoignages de l’époque, qui résonnent encore dans nos oreilles, et cette langue « classique » et poétique qui s’écarte de la langue parlée tout en conservant son oralité ajoute à cette distance qui est dans le même temps plongée au cœur de l’être et sème au fil de son parcours les coups de dés du hasard.
Certains d’entre nous en ont réchappé ce soir fatidique, d’autres ont vu leurs amis ou des membres de leur famille disparaître, certains se souviennent d’avoir tenté en vain de joindre les leurs ce soir-là, d’autres y étaient et portent leur charge de rescapé, mais le spectacle n’est pas pour tous qu’un devoir de mémoire. Il est aussi, malgré quelques longueurs, une ode à la résistance. Parce qu’après le covid, qui nous a confinés, nous avons retrouvé la convivialité des « terrasses ».
Terrasses. Texte de Laurent Gaudé (éd. Actes Sud Papiers, 2024)
S Mise en scène Denis Marleau S Avec Anastasia Andrushkevich* (Une voix de femme dans la fosse, Une qui fait la morte), Marilou Aussilloux (Toi), Sarah Cavalli Pernod (La sœur jumelle), Orlène Dabadie* (Forces de secours et de l’ordre dont Amélie, jeune pompière), Daniel Delabesse (Le médecin, Un voisin à la fenêtre), Axel Ferreira* (Le jeune homme qui tombe, Un garçon qui a poussé dans la foule, Le dernier otage), Charlotte Krenz (La jeune mère de Lila), Marie-Pier Labrecque (L’infirmière), Jocelyn Lagarrigue (Le commissaire, Le père de Julie), Victor de Oliveira (L’homme de la colonne Ramsès, Un client au restaurant), Alice Rahimi (Moi), Lucile Roche* (Celle qui se cache sous un corps, Jeune femme qui appelle elle-même ses parents, Une otage), Nathanaël Rutter* (Forces de secours et de l’ordre dont Quentin, jeune pompier), Emmanuel Schwartz (L’homme spécialisé dans les sinistres), Monique Spaziani (La mère des jumelles), Madani Tall (Mathieu, qui reçoit le dernier souffle de Julie), Yuriy Zavalnyouk (Gabriel le père de Lila, L’homme des appels d’urgence). Toutes et tous donnent également voix aux différents chœurs. Les comédiens marqués d’un « * » font partie de la Jeune troupe de La Colline S Assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard et Sérine Mahfoud S Scénographie, vidéo et collaboration artistique Stéphanie Jasmin S Musique originale Jérôme Minière S Lumières Marie-Christine Soma assistée de Raphael de Rosa S Costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi et Claire Hochedé S Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar S Montage et staging vidéo Pierre Laniel S Design sonore François Thibault S Conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud S Assistanat à la scénographie Marine Plasse S Fabrication des accessoires, costumes et décor Ateliers de La Colline S Production UBU Compagnie de création S Coproduction La Colline – Théâtre national S Avec le soutien de la Délégation générale du Québec à Paris S Création à La Colline en mai 2024 S Durée 2h15
Du 15 mai au 9 juin 2024, du mer. au sam. 20h30, le mar. à 19h30, le dim. à 16h (sf dim. 19/05)
La Colline - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e • www.colline.fr
Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr