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Arts-chipels.fr

Le Jeu des ombres. Orphée, pris dans les rêts de Valère Novarina. Entre parole et musique, un chant hybride et fascinant.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

En confiant à Valère Novarina une réécriture du mythe d’Orphée, Jean Bellorini jette une passerelle par-dessus le temps entre le mythe antique et une écriture artistique contemporaine, qui passe par la magnificence de l’Orfeo de Monteverdi.

Le mythe d’Orphée et d’Eurydice n’a cessé, au fil du temps, d’interpeller les artistes. Symbole de la puissance de l’amour – Orphée est inconsolable de la perte de son Eurydice, mordue par un serpent –, métaphore du pouvoir de l’art – Orphée réussit par son chant à charmer le dieu des Enfers et à obtenir le retour d’Eurydice parmi les vivants – il est aussi le récit d’un échec. Parce qu’il transgresse l’interdit et se retourne pour regarder Eurydice, en dépit de l’interdiction qui lui est faite, Orphée la perd à tout jamais. Eurydice retourne au royaume des morts d’où il était parvenu à l’arracher. Le quadrature art-amour et fidélité du couple-nature humaine-interdit a suscité, depuis le début du XVIIe siècle, de multiples dérives. Du happy end de l’opéra de Giulio Caccini en 1602 au féministe Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek (publié en français en 2018) où Eurydice refuse de suivre Orphée, les déclinaisons empruntent toutes les voies, passant d’un Jupiter dragueur au milieu d’un couple pas au mieux de sa forme chez Offenbach ou d’un coup de foudre noir sur fond de carnaval dans le film Orfeu Negro de Marcel Camus jusqu’au suicide d’Orphée chez Anouilh ou au retour à la case départ par amnésie chez Cocteau, on balaye tous les registres, du drame à l’opéra bouffe, de la mythologie à la pièce bourgeoise. Novarina et Bellorini dégagent la fable de ses gangues superposées pour un chassé-croisé entre théâtre et opéra, où la parole occupe le premier rôle.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un non-lieu qui n’a pas valeur d’acquittement

C’est un étrange ballet qui est proposé au spectateur. Dans un univers qui pourrait ressembler à s’y méprendre au nôtre, avec un Orphée en blouson de satin et pantalon à motifs africains, et où résonnent des échos de jazz, le monde ne cesse de se défaire et de partir en charpie. Témoins les pianos déglingués qui envahissent progressivement la scène. Les claviers quittent l’horizontalité pour la courbe, les cadres ont été dissociés de la table d’harmonie et des cordes et abritent toutes sortes d’êtres étranges, morts-vivants ou vivants-cadavres qui ne cessent de se métamorphoser au fil du spectacle. C’est dans ce chaos d’un monde en perdition, alors que l’humanité danse sur un volcan, que surgit cette histoire dans le temps et hors du temps, racontée par des personnages aux visages blanchis quoique hauts en couleurs sur fond de no man’s land bitumeux et abstrait et de rideaux rouges plastifiés qui singent le velours du théâtre et les décors qu’on tire dans les spectacles de tréteaux.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une fidélité infidèle

L’intrigue reste, en gros, celle qu’on connaît et que nous rappellent les airs de l’Orfeo de Monteverdi (1607) qui ponctuent l’action et en marquent les étapes : celle d’un artiste dont la femme aimée meurt et qui se met en tête de l’arracher au trépas. On retrouve cette conception « romantique » de l’art et de l’amour salvateurs, qui permettent d’échapper à ce qui forme l’essence de l’existence humaine : sa finitude, d’autant plus accentuée que l’humanité marche sur la tête. L’Orphée du spectacle est l’héritier, la résurgence sous une autre forme de ce fils d’Apollon, ce dieu qui dispense l’art en même temps que la chaleur de ses rayons, et de la Muse de l’éloquence, Mnémosyne, qui porte en elle la mémoire. Un personnage entre le monde des humains et celui des dieux, un passeur fini qui rêve d’infini, un parleur pour qui la parole n’est pas échange sur l’air du temps, communication convenue et insipide, mais accès à une supra-réalité, qu’on l’appelle Dieu ou transcendance ou méta-physique. Il va au-delà, pénètre dans ce qui est caché et cette visite aux Enfers s’enfonce aussi dans les profondeurs de l’âme humaine. Et s’il perd Eurydice, c’est parce qu’il doute, justement, que la sublimation de l’art qui lui a permis de cheminer entre morts et vivants soit le sauf-conduit pour accéder à l’immortalité.

© Christophe Raynaud de Lage

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La force de la parole

On se laisse porter par le flot impétueux du phrasé de Novarina, qui affirme que « la langue est notre autre chair vraie », qui alterne inventions de mots et formules cocasses ou insolites, paradoxes retournés comme des gants ou apostrophes au public pour faire entendre le « drame du langage », la « faille d’obscurité » qu’il contient. « Ceux qui ont tagué ‘La mort est nulle’ ont bien fait », dit l’un des personnages qui ajoute « Nous sommes dévorés par elle, mais pas ses sujets » tandis que la fable nous entraîne dans l’« anti-monde » à la rencontre d’« anti-personnages » de ce « contremonde ». L’« ubiquiste » le dispute au « gymaniastre » tandis qu’on nous admoneste : « Gens du réel, cessez de vous prendre pour des agents de la réalité ». Les mots se désolidarisent du sens qu’on leur croyait attribué tandis que « l’homme marche en sens contraire de ce qu’il pense ». Et lorsque l’auteur s’intéresse à Dieu, c’est pour révéler toute l’inanité que ce seul mot revêt, son costume bigarré et contradictoire. De Bossuet à Nietzsche, de saint Augustin à Platon et de Denys l’Aréopagite à Marguerite Duras en passant par Albert Cohen, Artaud, Piaf ou Barbara, il nous sort toute la panoplie, de la merde à l’alcoolo, de la honte qu’il porte au coup de dés, de l’enveloppe vide à son invention. Circulez ! y’a à voir !

© Christophe Raynaud de Lage

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Une hybridation réussie

À circulation langagière, scénographie à l’avenant. Les personnages s’enrobent de noms caméléons à mesure qu’ils endossent telle ou telle défroque. Le Chantre donne la réplique au Contre-Chantre, l’Anti-personne, l’Homme hors de lui et la Femme Antagoniste se donnent le « la », la Dame de pique se métamorphose en Enfant de la colère, Charon est un ambulancier. Les morts dissertent sur les errances des vivants, ces hommes dans lesquels il n’y a personne dedans tandis qu’une narratrice poursuit, imperturbable, le récit du voyage d’Orphée aux Enfers et que les airs de l’opéra de Monteverdi se succèdent, offrant le contrepoint de la musique à la parole. Il y a quelque chose de jubilatoire dans la manière dont les personnages s’imposent sur scène, rigolards, fantasques, malicieux. Si la beauté est dans le chant de Monteverdi qui traverse les siècles, porté par des chanteuses et chanteurs épatants, c’est à la troupe des interprètes qu’il revient de transmettre cette course effrénée contre le désastre inéluctable. Loin de se combattre, ils se complètent et s’épaulent.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Le Jeu des ombres de Valère Novarina

S Mise en scène Jean Bellorini S Avec François Deblock (Orphée malgré lui), Mathieu Delmonté (Le Contre-chantre), Karyll Elgrichi (La Personne morte), Anke Engelsmann (Flipote), Aliénor Feix (La Femme antagoniste) en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje (Le Chantre), Clara Mayer (La Dame de pique, L’Enfant de la colère 1), Laurence Mayor (Ovide), Liza Alegria Ndikita (L’Ambulancier Charon, L’Enfant de la colère 2), Marc Plas (L’Homme hors de lui) et Ulrich Verdoni (L’Anti-personne) S Musiciens Anthony Caillet (Euphonium), Guilhem Fabre (Piano), Barbara Le Liepvre (Violoncelle), Benoit Prisset (Percussions) S Collaboration artistique Thierry Thieû Niang S Scénographie Jean Bellorini et Véronique Chazal S Lumière Jean Bellorini et Luc Muscillo S Vidéo Léo Rossi-Roth S Costumes Macha Makeïeff assistée de Claudine Crauland S Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar S Construction du décor, réalisation des costumes Les ateliers du TNP S Assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet S Musique Extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi et compositions originales de Sébastien Trouvé, Jérémie Poirier-Quinot, Jean Bellorini et Clément Griffault S Direction musicale Sébastien Trouvé en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot S Création le 23 octobre 2020 dans le cadre de la Semaine d’Art en Avignon S Production Théâtre National Populaire ; La Criée – Théâtre national de Marseille S Coproduction ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur (plateforme de production soutenue par la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur rassemblant le Festival d’Avignon, le Festival de Marseille, le Théâtre national de Nice, La Criée – Théâtre National de Marseille, Les Théâtres, anthéa-Antipolis Théâtre d’Antibes, scène nationale Châteauvallon-Liberté et la Friche la Belle de Mai) ; Festival d’Avignon ; Théâtre de Carouge ; Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Les Gémeaux – scène nationale de Sceaux ; MC2 :Grenoble ; Théâtre Gérard Philipe – centre dramatique national de Saint- Denis ; Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire ; scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne ; anthéa-Antipolis Théâtre d’Antibes ; scène nationale Châteauvallon-Liberté, Toulon ; Le Cercle des Partenaires S Durée 2h15

Du jeudi 25 avril au dimanche 5 mai 2024, du mar. au sam. à 20h , dim. à 15h

Théâtre des Bouffes du Nord – 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010 Paris

Réservations 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com

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