22 Avril 2024
Cette sonate d’automne sur le cycle des jours toujours recommencé apparaît comme la variation mouvante du jeu du même et du pourtant différent. Les personnages sont à l'image de cette altérité de la ressemblance que l’écriture souligne.
Le plateau est jonché de post-it de teintes automnales. Ils sont les figures des feuilles mortes d’une saison en train de se finir ou les vestiges d’une écriture éclatée mais omniprésente, ou la trace d’un texte qui se construit par bribes, en petits morceaux, et d'une pièce dont la langue constitue le fondement. L’endroit est désert. Un immense banc de bois en occupe le centre. Plusieurs groupes de personnages en prendront successivement possession avant de se mélanger les uns aux autres et de se constituer un embryon d’histoire commune. Ce banc, c’est la matérialisation de leur espace, l’endroit où ils ont décidé de se rencontrer, de se retrouver, dans la quiétude d’un bord de rivière, en contrebas d’un cimetière, le lieu où l’on rassemble ce qui a été séparé, où l’on cherche à réparer ce qui a été brisé.
Jean-Philippe Vidal, Grégoire Tachnakian, Lamya Regragui Muzio, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Chloé Réjon. Phot. © Simon Gosselin
Trois groupes de personnages
La pièce met en scène trois groupes de personnages emblématiques des types de relations que les humains entretiennent entre eux. Il y a d’abord une mère et sa fille, qui attendent un troisième personnage, le jumeau de la jeune femme – il n’apparaîtra sur scène que pour dire qu’il s’en va, qu’il a décidé de disparaître. Surviennent ensuite, l’un après l’autre, un homme et une femme en pleine rupture. Mais elle lui annonce, justement, qu’elle est enceinte et qu’il faut rebattre les cartes. L’amour et l’amitié fourniront les thèmes des épisodes suivants de ces rencontres fortuites, traversées par les petits faits de la vie comme elle vient, des différences sociales, des préférences sexuelles, des valeurs morales ou religieuses. Ils n’avaient pas prévu de se retrouver là. Au contraire, chacun des groupes s’y était donné rendez-vous parce que l’endroit était calme et traditionnellement désert. De fil en aiguille, ils entament ensemble un dialogue inopiné, parfois corrosif, où l’agressivité affleure, à la limite de la querelle. Mais lorsque le ton monte, il redescend tout aussitôt. Parce qu’ils sont là pour que ce jour soit un jour de joie et que les ombres s’effacent du tableau.
Deux parties en miroir
La seconde partie reprend la pièce là où la première l’a laissée. Le jumeau a disparu et son petit ami – que le comédien qui jouait précédemment le jumeau incarne – refuse de se laisser aller au désespoir. Il a donc décidé de faire une fête où seront conviés les mêmes comédiens. Mais jouent-ils encore les mêmes personnages ? L’ouverture de la partie dit que non mais on navigue dans une certaine incertitude. La mère et sa fille sont toujours là, mais elles sont autres en même temps qu’elles-mêmes. Les couples eux aussi se sont défaits et recomposés autrement. À la situation en extérieur a succédé une scène d’intérieur. Pourtant le texte reste émaillé de mêmes portions de dialogue d’une partie à l’autre, de phrases identiques, de mêmes répliques aigres-douces, comme si l’on se trouvait pris dans une spirale qui repasse presque par son point de départ tout en s’en éloignant. Et lorsque la pièce se termine, on pourrait imaginer qu’elle se poursuit ainsi à l’infini, faisant revenir chaque fois les personnages dans des configurations différentes avec un texte similaire.
Jean-Philippe Vidal, Chloé Réjon, Pierric Plathier, Cécile Coustillac, Virginie Colemyn. Phot. © Simon Gosselin
Une langue de la distance
Cette dé-réalisation qui dépouille les personnages de toute identité est d’autant plus troublante qu’ils ne perdent pas leurs caractéristiques propres : la mère, même si son attitude se détériore, conserve sa faculté de mettre les autres mal à l’aise, la fille vit toujours à l’étranger et entretient toujours avec son jumeau, son double, une relation ambiguë, la femme enceinte a accouché, chacun a conservé sa propre histoire. Pourtant dès le départ les dés ont été pipés. Parce que les personnages parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, comme s’ils se commentaient eux-mêmes. Ils s’expriment à coups de « La mère dit », « La fille pense », « Un moi pense… l’autre… ». Ils sont eux-mêmes et autres, comme les situations sont elles-mêmes et autres et comme la langue est elle-même et autre. Incertain et plein de chausse-trapes est le terrain proposé au spectateur qui pourrait ainsi presque y plaquer sa propre version.
Jours de joie ?
Le thème de la réconciliation et du retour à une forme d’apaisement traverse toute la pièce. C’est ce que cherchent, chacun à leur manière, tous les personnages. Pourtant on ne peut que mesurer l’ironie qui perce derrière cette volonté lénifiante sans cesse mise en danger et à deux doigts de se briser. Virginie Colemyn, dans son rôle de mère très « Tatie Danielle », est à cet égard époustouflante dans la finesse avec laquelle elle manie l’ambiguïté entre un désir authentique de faire table rase et sa façon de perturber un jeu par trop lisse pour le mettre en danger. Ces personnages trop occupés par le souci d’être dans la joie laissent traîner derrière eux une odeur persistante de pourriture inexprimée. Ils sont trop « polis », trop limés dans leurs aspérités pour être honnêtes et leur sincérité n’a d’égal que le faux-semblant de convivialité qu’ils se donnent.
L’exercice virtuose de Jours de joie est séduisant et l’on s’amuse – même si le rire est grinçant – du caractère à la fois grotesque et monstrueux de cette comédie humaine faite de petits riens. Cependant, une fois assimilé le principe de la pièce, lorsqu’on a compris que cette fable sans en être n’aboutira à rien, et même si la situation continue d’évoluer, on décroche. L’ensemble aurait mérité d’être resserré. Demeure néanmoins que l’exercice de style, bien servi par la mise en scène, est vertigineux et qu’il renvoie sans conteste, dans sa construction impeccable et sa manière de dépouiller la langue de la personnalité de ceux qui l’utilisent, à l’inanité de nos comportements quotidiens.
Jours de joie d’Arne Lygre Traduit du norvégien par Stéphane Braunschweig, Astrid Schenka (L’Arche éditeur)
S Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig S Avec Virginie Colemyn (une mère, une autre mère), Cécile Coustillac (une sœur, une autre sœur), Alexandre Pallu (un voisin, un ex-mari), Pierric Plathier (un moi, Aksle ; un autre moi, David), Lamya Regragui Muzio (une veuve, une orpheline de mère), Chloé Réjon (une ex-femme, une voisine), Grégoire Tachnakian (un autre orphelin de père, un orphelin de mère), Jean-Philippe Vidal (un orphelin de père, un veuf) S Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou S Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel S Costumes Thibault Vancraenenbroeck S Lumière Marion Hewlett S Son Xavier Jacquot S Assistante à la mise en scène Clémentine Vignais S Production Odéon-Théâtre de l’Europe S Durée 2h20
20 avril – 5 mai 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h (sf 1er mai)
Odéon - Ateliers Berthier - 1, rue André Suarès, Paris 17e
www.theatre-odeon.eu 01 44 85 40 40
TOURNÉE
22 au 25 mai 2024 – ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie
Avant cette reprise, le spectacle a tourné :
- au Festival International de Cluj Interférences – Roumanie (novembre 2022)
- au CDN Besançon Franche-Comté (janvier 2023)
- au Norske Teatret, Oslo – Norvège (septembre 2023)
- au G. Sundukyan National Theatre, Erevan – Arménie (octobre 2023)