30 Mars 2024
Ce puissant spectacle, servi par une langue admirable, pose avec acuité la question de la prétendue supériorité de l’homme dans le monde animal. Il incarne en même temps l’expérience physique d’une autre réalité que celle de notre « normalité ».
Noire est la nuit et c’est dans l’obscurité absolue de la salle éteinte que commence le spectacle. C’est d’abord une voix. Elle prendra peu à peu l’apparence d’une tache confuse de lumière pâle dans laquelle on devine une forme humaine. Elle, c’est une voix féminine, elle raconte. C’est dans le noir qu’a commencé son histoire. Dans un placard où ses parents l’ont enfermée et abandonnée. Une enfant de deux ans qui n’a dû son salut qu’à une bête sauvage, une chatte qui venait d’enfanter et dont elle a tété le lait. Une chatte dont elle dévorera les petits par la suite pour survivre. Elle va grandir et la chatte continuera de la nourrir, de cadavres encore chauds capturés pour elle. Un jour elle trouve le moyen de sortir du placard. Ses déplacements sont calqués sur ceux de sa mère de substitution. Elle apprend à vivre dans la forêt jusqu’à ce que des hommes la trouvent et décident de l’« éduquer ». Une formation calvaire à corps contraint pour qu’elle retrouve la bipédie. Un apprentissage pour désapprendre dont la validité se pose…
Un théâtre du presque rien qui décuple les sensations
Le spectacle plonge le spectateur dans la même pénombre que celle que vit l’enfant. Un monde sans forme où le moindre bruit prend toute la place. Ce sont les grattements de ses ongles sur la paroi du placard-prison, les glissements presque imperceptibles des mouvements dans la cage de son placard avant qu’elle ne découvre la forêt où dans un clair-obscur incertain, les bruissements innombrables et le chant des oiseaux incluent le spectateur dans leur environnement. Comme la petite fille, nous voici immergés, nous respirons cette nature où les bancs de brume, comme en suspension, arrêtent la lumière et sursautons lorsqu’éclate l’orage. Elle observe les mœurs des animaux, leurs rituels, leurs lois. Un état de nature qui n’est pas idyllique, pas exempt de sauvagerie. Mais « les bêtes n’ont pas de larmes », la sauvagerie est dans l’ordre des choses, guidée par le besoin de survivre.
Le « bon sauvage », un thème de réflexion sur le comportement humain
Depuis la découverte des contrées exotiques occasionnées par les explorations des voyageurs de la Renaissance, la « sauvagerie » a fourni un thème propice à la réflexion sur l’humanité. Déjà Montaigne, dans un chapitre des Essais sur « Les cannibales », prend le parti des indigènes dont l’âme reste pure, une idée que reprend Rousseau qui considère que la société corrompt l’homme, qui vivait auparavant dans un état d'innocence dans la nature, ce que bat en brèche Diderot qui en fait un homme comme les autres, ni bon ni mauvais. C’est avec Voltaire et son Ingénu qu’il acquiert une valeur philosophique en devenant le révélateur des travers de la société.
L’enfant-sauvage ou les errances de la société
Les interrogations sur l’enfant sauvage s’inscrivent dans ce registre d’interrogations des sociétés humaines en s’attaquant à l’apprentissage de la vie en société. En 1797, en Aveyron, des chasseurs capturent un garçon errant, nu et hirsute, un enfant « sauvage », dépourvu, pensent-ils, d’âme et de raison. Ce fait divers inspire à Tom Coraghessan Boyle une nouvelle qui inspirera le film de François Truffaut, l’Enfant sauvage, et une recherche menée par Peter Brook avec François Marthouret. L’apprentissage forcé auquel est soumis l’enfant pour tenter d’en faire un « humain » se soldera par un échec et l’enfant retournera à sa « sauvagerie ».
Ce thème, Anne Sibran s’en empare à son tour de magnifique façon dans une langue poétique, pleine de nuances d’ombres, de clairs de nuit, de sèves et d’odeurs et de chairs animales et végétales. Elle dit un monde de sensations, d’attentes, de petits faits. Un monde de silence assourdissant et volubile qui rend le langage caduc. « Nous, c’est le silence qui raconte, affirme l’enfant sauvage, les hommes il leur faut une voix. » Un monde où écouter et se taire nous fond dans la forêt. Elle met en parallèle le double apprentissage, celui de humer le vent ou de lancer la patte pour attraper sa proie dans le miroitement de l’eau qui court, et la dureté d’une éducation à coups de punitions et de contraintes.
Une performance gestuelle hautement signifiante
Ce texte, Julie Delille en fait respirer la saveur. Elle fait percevoir de manière physique ce que représente l’expérience de Méline, la petite fille. Tantôt dans la narration qu’elle fait au public et tantôt prise dans l’action qu’elle narre, elle chemine entre passé et présent, faisant revivre le parcours qui la mène au refus de s’intégrer dans la société des hommes. On la voit explorer à tâtons les limites de son placard, marcher à quatre pattes sur les traces de sa « mère », avançant précautionneusement ses mains aux doigts repliés et ses membres l’un après l’autre, se mettre en arrêt, jouer avec le miroitement de l’eau en observant les truites au « goût de miel ». Elle se débat sous le filet métaphorique, ici matérialisé, qu’ont disposé les hommes en l’enfermant, se tord sous le harnais qui l’enserre pour la forcer à se redresser, dénonce l’absurdité des rituels sociétaux. Jamais la gestuelle n’apparaît anecdotique et le jeu de la comédienne-metteuse en scène parle ici avec autant de force que le texte dans ce cérémonial barbare où la barbarie n’est pas là où on l’attendrait.
Voyage onirique dans les profondeurs d’une forêt qui aurait nom conscience, rituel initiatique pour une autre écoute du monde, le monstre révèle ici sa double face : la matérialisation de nos peurs et la liberté qu’il incarne
Je suis la bête
S Texte & adaptation Anne Sibran, d’après son roman publié aux éd. Gallimard / coll. Haute enfance S Mise en scène & interprétation Julie Delille S Scénographie, costume, regard extérieur Chantal de la Coste S Création lumière Elsa Revol S Création sonore Antoine Richard S Collaboration artistique Clémence Delille, Baptiste Relat S Production Théâtre des trois Parques S Coproduction Equinoxe / Scène nationale de Châteauroux, Théâtre de l’Union / CDN de Limoges, Abbaye de Noirlac / Centre culturel et de rencontre S Julie Delille a été artiste associée à Equinoxe / Scène nationale de Châteauroux de 2016 à 2019, et artiste coopératrice au Théâtre de l’Union, Centre Dramatique National du Limousin sur la saison 20/21. Elle est actuellement artiste associée à la maison de la culture / Scène nationale de Bourges et à la Halle aux Grains / Scène nationale de Blois S Le Théâtre des trois Parques est conventionné par le ministère de la Culture DRAC Centre-Val de Loire et la Région Centre-Val de Loire, et soutenu par le Département du Cher S Créé le 16 février 2018 à Equinoxe, Châteauroux S Prix SACD, Festival Impatience 2018 S Prix de la scénographie, Théâtre de l’Union, saison 2018/19 S Durée 1h10
Du 23 mars au 4 avril 2024
Théâtre Nanterre - Amandiers / CDN – 7, avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre
Rés. 01 46 14 70 00 https://nanterre-amandiers.com
Julie Delille présente aussi aux Amandiers deux autres spectacles
Le Métier du temps – la Jeune Parque (du 30 mars au 7 avril 2024), un projet poétique autour des œuvres de Paul Valéry réalisé avec la participation de la Belle troupe des Amandiers qui interroge les mouvements intérieurs de la pensée à travers la multiplicité des genres (poèmes, essais, discours, récits fictionnels, cahiers, etc.) développée par le poète, qui unit dans une même scénographie la comédienne et le public, invité à arpenter un espace dont les limites et la nature sont volontairement brouillées.
Le Métier du temps – la Très jeune Parque (du 2 au 7 avril 2024), accessible aux enfants à partir de 6 ans, une promenade écrite par Alix Fournier-Pittaluga autour des thèmes abordés par Paul Valéry, qui explore nos états intérieurs et nos émotions comme des paysages à découvrir.