19 Janvier 2024
Après Austerlitz (2020), Krystian Lupa remet ses pas dans ceux de W.G. Sebald, dans les labyrinthes du temps, sur les traces de personnages qui ont marqué l’enfance allemande de l’écrivain.
En quatre heures, le spectacle exhume deux destins (parmi les quatre du roman), ceux de l’instituteur Paul Bereyter et d’un grand-oncle, Ambros Adelwarth. Des histoires d’exilés, mêlant théâtre et images filmées.
Un accouchement difficile
Ce spectacle a failli ne pas voir le jour. Programmé au Festival d’Avignon mais annulé pour cause de grève de techniciens pendant les répétitions à la Comédie de Genève, déprogrammé au Maillon de Strasbourg pour des raisons financières, il arrive enfin à l’Odéon, théâtre où le metteur en scène polonais fut révélé au public francophone avec Les Somnambules de Hermann Broch (1998) et qui a accueilli depuis bon nombre de ses pièces. Dernièrement Le Procès d’après Franz Kafka (2018). Inspiré de Tadeusz Kantor et Andreï Tarkovski, Krystian Lupa aime se frotter aux grands auteurs (Boulgakov, Dostoïevski, Nietzsche...). W.G. Sebald (1944-2001), encore peu connu en France, compte parmi les grands écrivains juifs de langue allemande.
Le chasseur de fantômes
On qualifie souvent W.G. Sebald de Ghosthunter. Dans chacun de ses livres, un narrateur qui ressemble à l'auteur part à la recherche du passé, dans le paysage du temps présent. C'est un arpenteur, un enquêteur, qui rassemble des indices, des vestiges, pour lutter contre l’oubli. Dans Les Émigrants (Die Ausgewanderten), édité en 1992 en Allemagne, l’auteur reconstitue l’histoire d’hommes, comme lui déracinés – il s’est installé en Angleterre en 1966 –, confrontés à la perte radicale de leur « patrie spirituelle ». « Le livre de Sebald sur ceux qui ont perdu leur monde – serein, élégant, déchirant, exaltant par la sensualité de ses descriptions – constitue le récit définitif et métaphorique de notre condition de sans-abri » , écrit Susan Sontag (On W.G. Sebald). Ses récits, illustrés de documents, de photographies comme tirées d’un album de famille, contiennent une part de fiction. Les noms y sont changés, les vies réaménagées. Dans un entretien à Libération le 7 janvier 1999, il avait précisé qu'il ne s'agissait pas vraiment de romans, «mais dépasser les limites posées par un genre, c'est le principe même de la littérature».
Paul Bereyter
Le comédien Pierre Banderet incarne l’écrivain-narrateur. Il nous entraîne dans une quête mémorielle, à travers ses souvenirs personnels, des témoignages de proches et les quelques photos fantomatiques. Sous le signe de la nostalgie – Sehnsucht – le mal du pays.
Dans la première partie de la soirée, le comédien erre de lieu en lieu, dans une temporalité bouleversée, pour reconstituer la trajectoire qui a mené son instituteur à se jeter sous un train, au terme d’un long exil en Suisse. D’origine juive, interdit d’enseigner à la montée du nazisme, Paul Bereyter quitte son village de Bavière pour la France, puis pour la Suisse. Ces événements le marqueront à jamais. Le narrateur fait appel à ses souvenirs d’école, dans de beaux moments de théâtre où les élèves reçoivent un enseignement ludique. Ces scènes d’école rétro alternent avec des films montrant les gamins en promenade, et un émouvant extrait de la Classe Morte de Tadeusz Kantor se superpose à la classe vivante... Le récit des derniers jours de Paul Bereyter, par Lucy Landau (Monica Budde), l’amie d’Yverdon qui l’a hébergé, ainsi qu’un album de photos qu’elle a conservé, complètent ce portrait kaléidoscopique, sans jamais en combler les trous. Manuel Vallade interprète cet être déchiré entre sa nationalité allemande et son ascendance juive, obsédé par le nazisme et le fantôme d’Helen, sa bien-aimée disparue dans un camp de concentration (Mélodie Richard).
Ambros Adelwarth
Après l’entracte, nous retrouvons l’auteur-narrateur chez Tante Fini (Laurence Rochaix), sœur de sa mère, détentrice de la mémoire familiale. Elle fait partie des juifs allemands qui ont émigré aux États-Unis dans les années 1910. Entre autres anecdotes apparaît la figure trouble du grand-oncle Ambros. Il est « de l’autre bord », dit la tante. Devenu domestique chez le riche banquier Solomon, au service de son fils Cosmo, il noue une amitié particulière avec le jeune homme fantasque et fragile. La vieille femme, percluse de névralgies, raconte et exhume des photos de famille. Dont un étrange cliché représentant le deux jeunes gens en tenue arabe, souvenir d’un voyage à Jérusalem où Cosmo sombra dans la folie: « Une catastrophe » qui entraîne Ambros dans l’enfer de la dépression. Le fantôme du Grand-oncle hante la scène(Jacques Michel), tandis qu’il apparaît, juvénile sous les traits de Pierre-François Garel, aux côtés de Cosmo (Aurélien Gschwind). Ce récit somnambulique se termine par la déambulation du narrateur, dans les ruines d’un asile d’aliénés, guidé par psychiatre tout aussi délabré.
Des récits palimpsestes
Krystian Lupa situe ces errances entre passé et présent dans un décor unique, un peu désuet : cernés par un cadre de scène rouge, trois murs sans plafond s’ouvrent sur le vide sidéral des cintres. Cette boîte aux souvenirs se transforme en salle de classe, chambre, appartement, hôtel... déployant toute une palette de noir et blanc, pastels, rouges, sépias ou bruns estompés. Les métamorphoses de l’espace s’opèrent en changeant la texture des murs par le miracle de la vidéo et en déplaçant ou remplaçant les meubles, derrière l’écran, pendant qu’on projette les films.
Comme le roman, qui nous parvient par le filtre de narrateurs successifs, Krystian Lupa procède par mises en abyme spatio-temporelles et par superpositions d’images, jouant sur des transparences et des occultations. Il fabrique, par effet d’apparitions et disparitions, une magnifique machine à remonter le temps et convoque beaucoup d’émotions.
Faire entendre les silences ?
« Notre rôle, dit Krystian Lupa, est de faire entendre les silences de Sebald ». Alors pourquoi avoir voulu tout illustrer ? Pourquoi n’avoir pas fait confiance aux mots de l’auteur et à ses vides qui ouvrent des horizons à l’imagination ? Ses photos estompées et muettes, reprises ici, en disent souvent plus long que les films qu’elles ont inspirés et dont certaines séquences nous ont semblées superflues ou trop longues. Par exemple, les apparitions d’Helen dans la première partie et, dans la seconde, le making of de la photo de Jérusalem ou le long délire de Cosmo dans un galetas. Le temps s’étire. Matière à rêverie, enchantement pour certains, ennui pour d’autres.
Il faut cependant saluer le talent et l’audace du grand metteur en scène que demeure Krystian Lupa. Il nous offre, une fois de plus, une belle leçon de théâtre. Il y a beaucoup à découvrir dans ce spectacle qui incite aussi à lire l’œuvre de W.G. Sebald.
Les Émigrants, d'après les récits « Paul Bereyter » et « Ambros Adelwarth » in Les Émigrants, Quatre Récits illustrés, de W. G. Sebald traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau (Actes Sud, 1999).
S Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa S Collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb S Avec Pierre Banderet, Sebald, Monica Budde (Lucy Landau), Aurélien Gschwind (Cosmo Solomon) Jacques Michel (Ambros Adelwarth, vieux), Mélodie Richard (Helen), Laurence Rochaix (Tante Fini), Manuel Vallade (Paul Bereyter), Philippe Vuilleumier (Docteur Abramsky) S Création musicale Bogumił Misala S Création vidéo Natan Berkowicz S Costumes Piotr Skiba S Directeur de la photographie Nikodem Marek S Assistant à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk S Assistante stagiaire à la mise en scène Juliette Mouteau S Assistant réalisateur Jean-Laurent Chautems S Assistant à la vidéo Stanislaw Paweł Zieliński S Assistant lumière Arnaud Viala S Assistant scénographie et accessoires Terence Prout S Assistante costumes Karine Dubois S Fabrication du décor Ateliers de la Comédie de Genève et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe S Production Comédie de Genève S Production déléguée Odéon-Théâtre de l’Europe S Coproduction Festival d’Avignon, Odéon-Théâtre de l’Europe S Les droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd. S Création le 13 janvier 2024 à L’Odéon-Théâtre de l’Europe S Durée estimée 4h15
Du 13 janvier au 4 février 2024
Odéon – Théâtre de l’Europe – Place de l’Odéon, 75006 Paris www.theatre-odeon.eu