12 Janvier 2024
Deux textes, associés par le spectacle, plongent dans les souvenirs enfouis de l’enfance pour faire émerger des traumatismes qui structurent des vies d’adulte. Dans le même temps, ils élaborent le chemin de guérisons possibles.
Deux auteurs construisent ce parcours de l’intime dont les blessures, longuement portées inconsciemment, trouvent une expression et une résolution dans leur mise au jour. Le premier est un monologue de Grégoire Delacourt, seulement traversé par la présence invisible d'un psy. L'Enfant réparé plonge ses racines dans une histoire de maltraitance dont les circonstances émergent au fil du récit. Le second, Une honte. Essai sur une image de soi, de Pierre Creton, composé de dialogues, part d’une photo de famille pour confronter la vision de l’enfant devenu adulte à la perception de certains de ses proches et découdre peu à peu le voile opaque qui masquait son passé. Chacun à sa manière, les auteurs trouvent la voie de sa libération, le premier dans l’écriture, qui ex-prime en même temps qu’elle répare, le second dans une confrontation au regard des autres qui lui apporte l’aide nécessaire à la découverte de lui-même et à son auto-acceptation.
Deux espaces pour deux traversées du temps
Un voile plissé sépare la scène en avant-plan et arrière-plan, figurant, peut-être, les replis de la mémoire où se cache ce qu’on ne peut exprimer. L’Enfant réparé prendra place sur le devant de la scène, sur un espace réduit et nu, seulement perturbé par des lueurs d’incendie venues de la partie arrière. Le rideau, replié pour laisser voir la scène entière dans la seconde partie, dévoilera une photographie de très grand format que des personnages assis à une table commenteront chacun à leur tour, avec le narrateur-auteur. Là encore, le réalisme est évacué. Les meubles, emballés à la manière de Cristo, disent à la fois les liens qui entravent la mémoire et l’espace mental dans lequel se situe le personnage, où s'élabore le récit. Des titres projetés indiqueront chaque fois la qualité des protagonistes qui dialoguent avec l’auteur et le lien qu'ils entretiennent avec lui.
Deux traitements scéniques distincts
Dans la première partie, le metteur en scène, Vincent Dussart, choisit de faire porter le monologue par un chœur. Rassemblés en un bloc homogène, se séparant parfois pour occuper toute l’avant-scène ou s’individualiser – rarement – ils donnent à ce témoignage à la première personne une allure collective. La blessure que l’auteur vit et décrit, si elle lui appartient en propre, se rattache alors à l’histoire de milliers d’autres, hommes et femmes. Tel un chœur antique, cette voix collective s’exprime, tantôt à l'unisson, tantôt dans une complémentarité qui rend indissociable les membres de ce groupe statique, quasiment immobile, que traversent des décharges lumineuses et des cassures gestuelles comme autant de brèches par où s’engouffre le passé.
Dans le second texte interviendront tour à tour, au côté du narrateur-auteur qui les a sollicités, sa mère, une amie psychanalyste, une photographe, un philosophe, une professeure et un de ses cousins. Chacun à sa manière et avec sa grille d'analyse livrera une interprétation de la photographie – le narrateur-enfant posant fièrement, la main posée sur un chevreuil mort, devant son père attendri, son oncle et son grand-père. Une photo masculine dont l'exploration sémantique en dira long sur les rapports entre les personnages.
Une identité née dans la violence
Dans l’un comme dans l’autre récit, l’image d’une maltraitance se forme et se précise à mesure que le passé ressurgit. Un héritage de violence enfouie au plus profond ou de secrets familiaux inavouables qui remontent peu à peu par touches, par éclats, se révèle. Il est question de la tentation du suicide, de neuroleptiques, de mère absente et d’éloignement pour des raisons non élucidées par le texte mais dont on devine la complexité, tout autant que de relations familiales qui « excèdent » les relations parentales traditionnelles, d’indécisions sexuelles et de relations « viriles » aussi. Ce qui est en cause n’est pas seulement la relation parents-enfants, mais aussi l’histoire de ces mêmes parents, qui vient aussi jouer sa partition. On est dans le demi-dit qui dit quand même, dans un exprimé sur le bout des lèvres, dans un souffle, dont il convient de percevoir l’esquisse qui se perçoit à demi-mot.
Les voies de la réparation
Si les milieux dans lesquels baignent les personnages, urbain pour le premier, rural pour le second, diffèrent et que la mise en contexte qui en découle engendre des situations individualisées liées à leur histoire propre, c’est la formidable capacité cathartique de la monstration de soi qui est mise en avant, au-delà de l’évocation de la souffrance qui transparaît sans jamais se faire pathos, empruntant par moments à la chorégraphie pour mettre le jeu à distance. On pense aux textes de Didier Éribon ou de Philippe Besson et au pouvoir thérapeutique que revêt le simple fait de dire. Et si Grégoire Delacourt emprunte au langage des phrases brèves et lyriques alors que Pierre Creton leur préfère une écriture presque documentaire, plus revendicative, non filtrée, le but reste le même. L’expression du traumatisme, dont on mesure l’impact sur la poursuite de la vie, est une avancée vers la guérison.
Ces évocations puzzles restent cependant parfois, pour le spectateur qui découvre le spectacle sans connaître les textes d'origine, difficiles à saisir dans toute leur étendue et sources de questions sans réponse. Une interrogation renforcée par l’absence – volontaire – de prises de position argumentées et de jugements moraux et sociétaux face aux violences commises. Car ce qui est en jeu ici, c'est la souffrance, qui échappe à toute possibilité de mise en normes, et la manière d'abandonner derrière soi le négatif du passé pour le transformer en moyen de forger les armes de l’avenir.
Autopsie d’une photo de famille
S Textes Grégoire Delacourt & Pierre Creton S Mise en scène Vincent Dussart S Scénographie François Gauthier-Lafaye S Lumières Éric Seldubuisson S Costumes Rose-Marie Servenay S Régie générale Quentin Régnier S Avec Guillaume Clausse, Juliette Coulon, Xavier Czapla, Sylvie Debrun, Patrice Gallet, France Hervé, Elodie Wallace S Créé le 7 novembre 2023 au Mail, Scène culturelle, Soissons S Production Compagnie de l’Arcade S Coproduction Le Mail, Scène culturelle - Soissons, La Manekine, Pont-Sainte- Maxence, La Comédie de Picardie, Amiens, Théâtre Jean Vilar, Saint-Quentin S Avec le soutien de l’Adami et de La Spedidam S Le texte L’Enfant réparé est publié aux Éditions Grasset. Le texte Une honte. Essai sur une image de soi est publié par Le Gac Press S La compagnie de l’Arcade bénéficie du soutien du Ministère de la Culture et de la Communication /Direction régionale des Affaires Culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide à la compagnie conventionnée. Elle est soutenue au titre du Programme d’Activités par le Conseil régional des Hauts-de-France, par le Conseil Départemental de l’Aisne et la Ville de Soissons
TOURNÉE
10-12 janvier 2024, La Comédie de Picardie, Amiens
16 février 2024, Théâtre Jean Vilar, Saint-Quentin
12-14 juin 2024, Théâtre La Verrière, Lille