15 Octobre 2023
Écrire à deux douzaines de mains est un exercice périlleux, même si le thème est alléchant. Pari tenu pour Si vous voulez de la lumière, Faust I, II et III de Florent Siaud qui réussit le tour de force d’amalgamer, sans qu’elles y perdent leur âme, les préoccupations et les formes d’écriture de chacun des auteurs.
Devant le rideau fermé, une dame charmante est apparue, comme une ouvreuse qui viendrait nous apporter les dernières informations d’avant spectacle – portable à mettre en veille et autres micro détails à régler pour bien vivre une représentation. Elle se permet quelques échappées – nous allons voir un spectacle sur la mort, ne vous étonnez pas. Elle s’apprête à sortir de scène, mais elle se ravise, puis ressort, puis se ravise, puis ressort et ainsi de suite. Elle se livre à toutes sortes de digressions, égales en cocasserie. Pour arriver à une question : « Pourquoi allons-nous au théâtre ? » La messe est dite. La pièce peut commencer, avec un résumé Wikipédia de Faust. Et des deux versions que Goethe écrivit : la première dès 1773, avec son brouillon, Uhrfaust ; la dernière de manière posthume, en 1832. Mais ce n’est pas du tout ce qui apparaît lorsqu’elle tire le rideau, dévoilant un cabinet médical dont la baie vitrée s’ouvre sur le balancement incessant des feuillages dans les arbres, dehors.
Trois parties contre deux
Le thème de Faust n’est pas une invention de Goethe. Il s’enracine dans un conte populaire allemand du XVIe siècle, repris entre autres par Christopher Marlowe vers 1594-1597. Le pacte avec le diable en échange de la connaissance et du pouvoir n’est pas neuf. La particularité de Faust est qu'il déplace l'association de la connaissance avec le mal vers une exploration de la vie tous azimuts. Faust est déjà un savant, un homme de science, complètement absorbé par sa quête du savoir au point qu’il en a oublié de vivre. Vieilli sous le harnais, convaincu de l’inanité de ses recherches, il est la proie rêvée de Méphistophélès qui lui achète son âme contre la satisfaction de ses désirs. Connaître l’ivresse et les plaisirs de la chair, acquérir la puissance, c’est cette expérience-là que le démon va lui proposer. Si la première version du Faust de Goethe se concentre autour de l’amour de Faust pour l’innocente et pure Marguerite, qu’il va déflorer, mettre enceinte et abandonner, la seconde y ajoute les relations avec le pouvoir et l’implication de Faust dans les affaires de l’État, s’enrichissant des réflexions de l’auteur sur l’art et la manière d’exercer le pouvoir. Le spectacle de Florent Siaud, lui, vient en résonance constituer le troisième volet de la réflexion sur Faust engendrée par Goethe. Il explore une autre facette, celle des conséquences des actes de Faust et leur rapport avec la mort dont les avatars multiples hantent notre civilisation. Ils prennent la forme obsessionnelle de la poursuite de l’immortalité qui anime la biologie et la médecine, se glissent dans la volonté de restaurer le dialogue avec les morts, s’emparent de la métaphore d’un monde qui brûle, qui résonne au regard de l’actualité. Le dernier volet, placé sous le signe de l’engloutissement aquatique, nous renvoie aux visions du futur d’un monde livré au réchauffement.
Douze auteurs pour une collaboration de longue haleine
C’est un travail de plusieurs années, entamé en 2017, qui unit les douze auteurs qui ont contribué à faire du spectacle ce qu’il est aujourd’hui. Des années à découvrir mutuellement le travail de chacun, à se rencontrer, à imaginer en commun, au travers de résidences d’artistes, un contenu dans lequel chacun soit partie prenante, où les visions individuelles essaiment et entrent en résonance pour former un tout. C’est l’utopie d’une écriture collective mise en œuvre, en pratique, un syncrétisme d’imaginaires devenu œuvre. La réalisation d’un rêve d’écoute mutuelle qui fait naître une création en même temps qu’un pari fou, démesuré dans le temps comme dans l’espace car les auteurs viennent du monde entier, des voix actuelles de la francophonie, à Madagascar comme au Québec, à Haïti comme au Liban, au Bénin, au Luxembourg, en Belgique ou en France, dans une polyphonie onirique et poétique. Ils empruntent à tous les styles, les autrices et auteurs qui apportent leur pavé à ce dynamitage des frontières. Du dialogue au poème ou au chant lancé à pleine voix par une soprano qui incarne la colère du peuple, ils se fondent et se répondent, avec leurs différences et leur diversité.
Faust III
C’est un Faust médecin lancé dans une course à l’immortalité que le début de la pièce met en place. Un Faust qui ne s’embarrasse pas de protocoles et autres garde-fous pour expérimenter sur la femme qu’il aime – Margot, Margrete, Marguerite – les remèdes les plus extravagants contre le gré de celle-ci. Méphisto, c’est le gentil garçon, léger, joueur, un peu farceur, qui est de tous les mauvais coups, le caméléon aux couleurs changeantes que prend le désir de Faust au fil de la pièce. Et c’est dans la langue d’aujourd’hui, avec notre manière de voir, que Faust s’inquiète des privautés de Méphisto à son égard. « Tu me dragues ? », le questionne-t-il à plusieurs reprises, ce que Méphisto écarte avec un demi-sourire ironique. Démon tentateur, il n’est qu’une projection dans laquelle Faust se rêve et s’accomplit, celle d’un prédateur qui fait mal à la femme, mal à la planète, mal à lui-même. Son monde, c’est celui de l’homme qui force la nature, qui impose et détruit et trouve dans les images de synthèse de sa bien-aimée le paradis artificiel qui lui procure la vie qu’il n’a pas. Faust et Méphisto vont s’enfoncer dans une apocalypse férocement gaie, dans un maelström de brasiers inextinguibles en guise de feux de joie et de tsunamis voraces pour plonger dans le grand bain.
Une scénographie à la mesure de la fin du monde
Dans les huis clos où Faust et son acolyte défont le monde, l’extérieur reste toujours présent. Ce sont les glissements, ombres et traces de passage qui s’impriment sur les rideaux qui délimitent les espaces, comme la présence obstinée d’un monde extérieur qui continue de se manifester. Ce sont les fenêtres, baies vitrées, balcons ou portes-fenêtres d’où parviennent les échos et les lumières de la catastrophe. Imprégnées du sentiment de la nature quand elles traduisent la pureté de l'univers de Marguerite, botaniste comme Goethe, spécialiste de la métamorphose des plantes, elles inonderont l’espace entier quand s’exprimera la vérité salvatrice de Margot, qui parvient à arracher Faust aux griffes du démon. Dans cet espace à transformations, on passe du cabinet du médecin à une chambre dans un institut du bonheur qui rappelle les innombrables paradis promis par les instituts de bien-être et les publications qui inondent aujourd'hui les rayonnages des librairies, et d’un voyage dans une Californie incendiée qui n’envie rien à Jérôme Bosch à un balcon qui ne donne plus que sur une étendue liquide et mouvementée qui a recouvert tout et gronde à ses pieds.
Une pièce dont le roi est le théâtre
La pièce est traversée en permanence par le théâtre, dont elle explore les multiples relations scène-salle. Elle fait du public son premier destinataire par un jeu avec le rideau de scène qui, fermé, offre l’occasion d’une adresse directe de la comédienne ou du comédien, souvent sous forme humoristique. L’exploration de la machine théâtre, dans Si vous voulez de la lumière, fonctionne ensuite comme une série de boîtes incluses les unes dans les autres. À l’avant-scène où s’installe la connivence entre public et pièce s’ajoute le huis clos que le rideau dévoile, qui inclut, à travers la baie vitrée, d’autres scènes qui elles-mêmes renvoient à nouveau à l’extérieur, à des événements qui ont traversé l’actualité du public. Un jeu du dehors et du dedans qui ne nous fait pas grâce de nos errements, de nos « fautes ».
La comédie grinçante de nos travers
À travers cette dystopie qui campe à notre porte, les repères de temps disparaissent. L’ici et maintenant du spectacle renvoie à des situations qui, sous d’autres formes et dans d’autres temps, pourraient se reproduire. Seules demeurent les étapes de la prise de conscience de Faust, qui est un peu en chacun de nous. Médecin fou entièrement absorbé, au mépris de tout respect humain, par sa volonté de sauver puis de faire revivre Marguerite, Faust incarne nos désirs : de progrès, de bien-être, d’immortalité. Et le spectacle expose devant nous ce à quoi ils conduisent. En prenant conscience de l’emprise que Méphisto prend sur lui, Faust prend la mesure de la manipulation dont il a été à la fois l’objet et l’acteur, dans ses conséquences ultimes.
Un crescendo apocalyptique
Commencée sur le mode de la comédie parfumée à l’hédonisme, la pièce prend une allure sarcastique et se teinte d’une ironie féroce. Les rapports entre les personnages se tendent, la violence s’installe. Méphisto se dépouille progressivement de son allure d’Arlequin de comédie pour adopter une envergure démesurée à la mesure des catastrophes qu’il – et nous avec lui – engendre. Et lorsqu’à la fin l’affrontement de Faust et de Méphisto s’avère inéluctable, leur combat se coule dans le crescendo dramatique du monde qui sombre. À la jubilation de l’un s’oppose le désespoir de l’autre. Dans ce jeu de la transformation du monde au gré des tentations de Faust où s’intensifie la violence des rapports entre Faust et Méphisto alors que les masques tombent un à un, les comédiens sont épatants de mobilité et de vitalité. On rit dans la tourmente, d’un rire jaune et grinçant devant cette fin du monde qui nous attend et dont nous avons été les artisans.
Si vous voulez de la lumière - Faust I - II - III
S Mise en scène, dramaturgie, conception Florent Siaud S Auteurs et autrices Marine Bachelot Nguyen, Alexandra Bourse, Céline Delbecq, Ian de Toffoli, Giovanni Houansou, Émilie Monnet, Hala Moughanie, Pauline Peyrade, Guillaume Poix, Jean-Luc Raharimanana, Guy Régis Jr et Rébecca Déraspe S Avec Jasmine Bouziani, Francis Ducharme, Dominique Quesnel, Évelyne Rompré, Yacine Sif El Islam et Madani Tall S Chant lyrique Cyrielle Ndjiki Nya S Chant de la révolte et épilogue Kaoli Ono S Collaborations à la dramaturgie Pauline Bouchet, Alexandra Bourse et Dany Boudreault S Scénographie Romain Fabre S Accessoires Marie-Ève Fortier S Bande sonore, conception et design sonore Julien Éclancher S Éclairages Nicolas Descôteaux S Vidéo Éric Maniengui S Maquillages et coiffure Justine Denoncourt S Collaboration au mouvement Claudia Chan Tak S Assistance à la mise en scène à la création Marie-Christine Martel S Si vous voulez de la lumière a été créé le 1er mars 2023 au Théâtre Prospero, Montréal S Production le Centre Culturel Canadien à Paris, le Centre des Auteurs Dramatiques, la Direction Régionale des Affaires Culturelles des Hauts-de-France, la Commission Internationale du Théâtre Francophone, le Conseil départemental de l’Oise, le Conseil des Arts du Canada, le Conseil des Arts et des Lettres du Québec, le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, la Direction Générale de la Création Artistique du Ministère français de la Culture, l’Espace Jean Legendre de Compiègne – Théâtres de Compiègne, l’Institut Français, la Mairie de Paris, l’Orchestre de Chambre de Paris, la Région Hauts-de-France, Respirations 2020 du FTA, le Théâtre de la Ville de Luxembourg, le Théâtre Paris-Villette, le Théâtre Prospero S Avec le soutien du Fonds national de création du Centre national des Arts d’Ottawa. S Remerciements aux personnels et étudiants des espaces des résidences de création suivants Association de Prévention du Site la Villette, Centre Hospitalier Universitaire de Grenoble, Conservatoire à Rayonnement Régional de Douai, Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, Conservatoire à Rayonnement Départemental d’Arras, Espace Jean Legendre de Compiègne, Fédération Départementale des Chorales de l’Oise, Groupe d’Entraide Mutuelle de Margny-lès-Compiègne, Institut de formation en Soins infirmiers de Compiègne, Le Tandem scène nationale, Lucarne d’Ariane, Maison de la Création et de l’Innovation de Grenoble, Maison du Bas Belleville, Théâtre Paris-Villette, Théâtre Prospero de Montréal, Université de Grenoble, Université de Technologie de Compiègne S Durée 2h20
Du 5 au 17 octobre 2023, jeu., ven. – 19h, sam. – 18h, lun., mar. – 20h (sf mer. & dim.)
Théâtre de la Cité internationale - 17, bd Jourdan 75014 Paris
Rés. 01 85 53 53 85 ou www.theatredelacite.com