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Arts-chipels.fr

La Contrebasse. Descente dans le grave au cœur des aigus du rire.

La Contrebasse. Descente dans le grave au cœur des aigus du rire.

Première œuvre – et seule connue – de Patrick Süskind pour le théâtre, la Contrebasse, depuis l'interprétation de Jacques Villeret, fascine les humoristes pour son humour acide aux grincements jouissifs. Jean-Jacques Vannier s’empare à bras-le-corps de l’instrument et de la triste histoire de son propriétaire.

Patrick Süskind est un écrivain rare et secret. On ne connaît de lui que peu d’ouvrages dont deux romans, ultérieurs à la Contrebasse : le Parfum, qui narre l’histoire d’un enfant de rien, fils de poissonnière qui devient meurtrier pour s’emparer du parfum de très jeunes filles et en faire son grand œuvre, et le Pigeon, qui met en scène un bientôt retraité qui n’ose plus sortir de chez lui parce qu’un pigeon a élu domicile devant sa porte et qui voit sa vie bouleversée par cet événement anodin. À chaque fois de petites gens, pas de ceux qui font les gros titres des journaux, et une banalité dans laquelle se tapit l’anormal et l’excès. La Contrebasse, écrite en 1981, ne fait pas exception. Dans la solitude de sa chambre, un musicien de l’Orchestre national, obscur contrebassiste de troisième rang, déverse, au fil d’un stock inépuisable de bières qui remplissent le frigo, sa médiocrité, sa bile et ses rêves inatteignables.

© Karine Letellier

© Karine Letellier

Variation musicale pour instrument mineur

L’homme sans nom, ce « Quelqu’un » indifférencié qui s’adresse frontalement au public dans un décor banal parsemé de partitions musicales qui jonchent le sol, est contrebassiste. Un musicien d’orchestre de second plan qui se demande même si choisir de ne jouer qu’une partie de la partition lors d'un concert s’entendrait. Une insignifiance pour un instrument mineur qui sert juste de faire-valoir, de basse et de base aux variations et ornementations des autres. Il énumère, entre deux gorgeons, les mille et une petites vexations quotidiennes qui le touchent à l’ego. Il est le fond de scène, celui qu’on ne salue pas, la dernière roue d’un carrosse qui brille sans lui. Un fonctionnaire qui a remisé l’amour de l’art au profit du vide d'une existence sans ambition et sans histoire. Il distille son venin avec une ostentation aussi gourmande que revancharde, revendique sa médiocrité avec une obstination vengeresse. Il la balance à la figure du public, la caresse avec ivresse, fait de son ressentiment l’aliment d’un désespoir tout à la fois dérisoire et tragique.

© Karine Letellier

© Karine Letellier

Règlements de comptes musicaux

Il en veut à la terre entière. Après le chef d’orchestre, il s’attaque aux compositeurs pour leur régler leur compte. Si Schubert et sa Truite trouvent grâce à ses yeux et gambadent joyeusement dans le courant d’une onde pure, il n’en va pas de même pour Beethoven, le casseur de pianos qui n’a jamais rien compris. Comme des paquets de mer déferlant sur les paquets de notes de certains de ceux qu’il stigmatise, il déverse une acrimonie qui n’épargne pas Mozart et la musique allemande. Wagner concentre ses attaques. Elles porteront aussi bien sur les partitions du compositeur, écrites en dépit des possibilités de l’instrument, que sur l’homme à femmes – avec lequel notre Quelqu’un qui n’est personne ne peut rivaliser, tout obscur qu’il est – ou sur le musicien d'élection du gouvernement nazi que les chefs d'orchestre, de Furtwängler à Karajan ou à Böhm, ne bouderont pas. Son ressentiment, il le décharge à travers un décryptage musical empreint de réflexion et de finesse.

Une galaxie amoureuse du féminin

Son instrument, le contrebassiste en détaille les constituants, en décrit les spécificités, en raconte l’histoire, en analyse les possibilités harmoniques et le registre, du grave à l’aigu. Il en dépeint l’anatomie. Parce qu’enfin, la contrebasse, c’est la femme qu’il n’a pas et dont il rêve, les rondeurs de la mère avec laquelle l'inceste est possible, le substitut amoureux de la soprano sur laquelle il fait une fixette et pour laquelle il n’est qu’invisibilité. Commencé sur le mode du désabusement et de la râlerie, le monologue du contrebassiste aborde progressivement aux rives d’une psychanalyse de comptoir, explicitée comme telle, avant de s’ouvrir sur le gouffre dans lequel s’abîme le ratage amoureux du protagoniste. Une vision de l'échec où se mêlent la haine et l'amour, et où le rapport du musicien à la contrebasse devient la métaphore de son aventure de vie. On rejoint ici le Süskind aux personnages empêchés que l’auteur affectionne, incompris, isolés, qui tournent autour de leur inexistence.

Jean-Jacques Vannier, en musicien vindicatif qui en veut à tous pour ne pas s'en vouloir à lui-même, donne de ce personnage qui s’enfonce tout en prenant de l'épaisseur une interprétation en force et en tension, comme pour conjurer la tragédie masquée derrière la véhémence. On aurait préféré cependant un jeu plus nuancé, plus complexe, et des ruptures de ton plus marquées pour traduire l’humeur en sautes de vent du personnage. Mais la gageure est difficile car le seul en scène dure près d'une heure et demie et il faut un temps pour que le texte trouve sa pleine résonnance chez le comédien. Gageons que son appropriation progressive au fil des représentations permettra à l'acteur de faire davantage percevoir, dans cette alternance entre comédie et drame, les fissures qui s'ouvrent aux pieds du personnage. Et qui forment comme un écho à l'aventure de l’humanité tout entière.

© Karine Letellier

© Karine Letellier

La Contrebasse de Patrick Süskind

S Mise en scène Gil Galliot S Avec Jean-Jacques Vanier S Lumières Nicolas Priouzeau S Traduction Bernard Lortholary – Stage rights by Diogenes Verlag AG Zurich © éd. Fayard, 1986, pour la traduction en langue française S Production François Volard – Acte 2 S Soutiens Ville de Saint-Maurice, Théâtre du Val d’Osne et La Guérétoise de spectacle S Durée 1h25

Du 30 août au 5 novembre 2023, mar.-sam. 19h, dim. 16h

Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.

Rés. www.lucernaire.fr ou 01 45 44 57 34

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