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Arts-chipels.fr

Un soir chez Renoir. L’art est-il soluble dans une querelle d’anciens et de modernes, dans des oppositions de principe ou dans le plaisir de l’artiste ?

Un soir chez Renoir. L’art est-il soluble dans une querelle d’anciens et de modernes, dans des oppositions de principe ou dans le plaisir de l’artiste ?

C’est au moment charnière où se révèlent les premières fissures de l’histoire du mouvement impressionniste que se situe cette soirée animée et haute en couleurs où se rencontrent artistes et critique. Transcendant le temps, la fable met en débat une interrogation plus large sur les « raisons » de l’art et la fonction de la création.

En fond de scène, une accumulation de tableaux retournés. Comme une manière de dire la peinture plutôt que de mettre l’accent sur quelques-unes d’entre elles. Des chaises empilées, un fauteuil fatigué, bientôt une planche installée sur des tréteaux nous introduisent dans un atelier de fortune. C’est celui du peintre Auguste Renoir, où ne brille pas l’opulence. Nous sommes en 1877, il vient d’achever l’un de ses chefs d’œuvre, le Bal du moulin de la Galette, un tableau débordant de vie et de mouvement qui mêle sur une même toile petit peuple de Paris et bourgeois en goguette. Le pantalon taché, les cheveux en désordre, l’allure bohème, le peintre correspond en tous points au portrait-type de l’artiste désargenté, irrésistible et plein de gaieté. Justement, il sort du lit qu’il partage avec sa maîtresse-modèle, issue des classes laborieuses, et la pièce commence dans un registre vaudevillesque de doubles sens qui mêlent peinture et grivoiserie.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Le petit monde des peintres

Dans cet atelier où règne un joyeux désordre, plusieurs personnages sont conviés à un dîner où chacun amène son écot. Edgar Degas, jeune aristocrate fils de banquier, sanglé dans sa redingote, a apporté carottes et pommes de terre et on attend Monet, qui doit se charger de la viande qu’il a « oubliée » – peu plausiblement vu la vacuité de ses poches. Les rejoindra Berthe Morisot, une jeune femme de la grande bourgeoisie dont la famille est amie avec les Degas et les Manet. Un assemblage de personnalités aussi disparate qu’éclairant. Parce qu’en matière d’impressionnisme, Monet et Renoir, s’ils s’intéressent tous deux à la vibration de l’air, sont à des années « lumière ». Alors que le premier s’attache, à travers des séries, à saisir la modification du paysage aux différentes heures de la journée ou au fil des saisons, s’attachant à fixer, à immobiliser l’éphémère, le second cherche à percevoir la palpitation de la vie et le mouvement fugitif, fugace, en s’intéressant à des personnages dont il cherche à capter, en céramiste qu’il a été, le nacré des chairs, la fraîcheur colorée mais aussi la vibration intime et la plénitude de l’être. Berthe Morisot est la Femme, autant que l’impressionniste. Elle témoigne de la difficulté d’être femme et peintre, d’essuyer les mises à l’écart ou la minorisation de son œuvre en raison de son sexe en même temps qu’elle revendique une véritable identité picturale, travaillant sur l’immédiateté, l’urgence du tracé et de la touche, le flou et l’inachevé revendiqué qui laisse apparaître la matière brute de la toile. Quant à Degas, il est l’outsider, celui, de tous, qui participera à toutes les expositions impressionnistes bien qu’il se différencie fortement de ses camarades et demeure à l’écart. De la bande, il est sans doute le plus novateur, le plus « moderne » en termes d’expressivité de la couleur et de la ligne, mais aussi par son utilisation de matériaux artistiques inédits – sa Petite danseuse de quatorze ans, exposée en 1881 chez Durand-Ruel, représentée en taille réelle, aura un corps en cire colorée imitant la peau humaine, portera une perruque faite de vrais cheveux et sera vêtue d’accessoires en tissu dont un tutu de mousseline. Et si la version ultérieure, en bronze, ne conserve, en matière d’accessoires « réels », que le ruban des cheveux et la jupe, elle laisse toutefois à la sculpture son caractère d’étrangeté, à cheval entre des mondes.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

… et leur environnement emblématique

Émile Zola leur donne la réplique. Chroniqueur mordant s’attaquant au monde politique et auteur, depuis 1871, de la série des Rougon-Macquart, journaliste et écrivain « social », il est aussi critique littéraire, artistique et dramatique. Zola, c’est l’Aixois, camarade de Cézanne avec qui il n’est pas encore brouillé, ce jeune peintre à l’accent méridional alors en pleine période « couillarde », provocatrice et haute en couleurs qui, bien que lié à Pissarro, s'éloignera assez vite des impressionnistes. Quant au modèle et compagne de Renoir, héritière de la grisette de la première moitié du XIXe siècle, elle incarne à la fois cette bohème prête à profiter de tous les petits moments de la vie et un symbole de la débrouille, les deux pieds sur terre, avec son vert parler des classes populaires qui ne se gargarisent pas de mots et de déclarations ronflantes. Tous ensemble, ils évoqueront les absents : Sisley, qui ne participera plus aux expositions impressionnistes sinon à la septième et Pissarro l’anarchiste, mais aussi le « banquier » du groupe, Gustave Caillebotte, et les collectionneurs qui les soutiennent à l’époque, Léon Monet, le frère de Claude, Ernest Hoschedé, en faillite en 1878, ainsi que le galeriste Paul Durand-Ruel.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Dans le contexte historique des anciens contre les modernes

La pièce revient sur la suite de hasards et de provocations qui conduisent Monet et ses amis à adopter le terme d’« impressionnisme » pour qualifier leur peinture. Les participants au « dîner » évoquent l’attitude rétrograde des jurés du Salon où se rencontrent les acheteurs potentiels. L’Académie des Beaux-Arts, qui y a la haute main, écarte, au nom de la tradition de la « grande » peinture, un nombre considérable de jeunes peintres parmi lesquels se recruteront ceux qui, sous le nom de Société anonyme des peintres, graveurs et sculpteurs, décideront de créer en 1874 leur propre exposition, rassemblant les artistes « modernes » au sens large dans les locaux du photographe Nadar, boulevard des Capucines. Dans l’exposition figure un tableau de Monet créé en 1872, Impression, soleil levant, un titre destiné à remplacer Vue du Havre, par trop banal. Il n’en faut pas plus pour que le critique du Charivari, Louis Leroy, s’en empare pour vilipender, sur le ton du persiflage et de la raillerie, la manifestation en la qualifiant d’Exposition des Impressionnistes. C’est le qualificatif que retiendront ces jeunes peintres qui se réunissent au café Guerbois, Grande-Rue des Batignolles, et y retrouvent littérateurs et critiques d’art. Opposés aux dogmes de la peinture officielle, à ses tableaux léchés mais sans personnalité, à ses personnages plus idéalisés qu’inscrits dans la réalité, parfaitement dessinés et auxquels il ne manque pas un poil de moustache ou un détail de broderie, hérissés par l'ancrage de l'art académique dans la mythologie et l’Histoire, ils ont, en plus de la détestation de l’art officiel, le désir de mettre en avant la couleur par rapport au dessin et au trait.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

L’impressionnisme, un mouvement controversé

Si Manet est un des chefs de file de cette modernité qui pousse les peintres à s'intéresser à tous les aspects de la vie quotidienne, il ne participera pas, bien que soutien des impressionnistes, aux expositions du groupe, faisant toujours cavalier seul. La première vente collective est organisée en 1975 à l’hôtel Drouot par Monet, Sisley, Renoir et Berthe Morisot. Elle se solde par un fiasco financier – la moitié des œuvres seulement est vendue – et provoque même une émeute. Elle attire néanmoins nombre de collectionneurs. Parmi eux, on compte Gustave Caillebotte dont l’héritage considérable lui permet de donner libre cours à sa passion pour la peinture. Il apporte son financement à la deuxième exposition qui porte, officiellement cette fois, le titre d’« impressionniste » chez Durand-Ruel en 1876 et suscite dans la presse des réactions d’une violence inouïe. Si le peintre académique Eugène Fromentin se contente de minimiser le rôle que devraient avoir le plein air, la lumière et la couleur dans la création picturale, certains critiques n’hésitent pas à qualifier le Torse, effet de soleil de Renoir de « putréfaction de cadavre » où les « tons violacés » évoquent « la viande qui rancit ». C’est dans ce contexte que commence la pièce.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Une solidarité qui se délite

Les personnages présents sur scène sont réunis pour organiser la prochaine exposition impressionniste. Mais des désaccords apparaissent lorsque Berthe Morisot, Degas et Monet apprennent que l’un des tableaux de Renoir, sur sa proposition, a été accepté pour le Salon de 1878. Commencée sur un ton léger, la pièce va virer à la foire d’empoigne autour de la question de la participation des impressionnistes au Salon officiel, reprenant une antienne maintes fois entendue qui pose la question, pour les artistes, des moyens de se faire connaître, de la récupération de leur œuvre et du choix ou non du jusqu’au-boutisme. C’est avec beaucoup de vivacité que sont présentées les prises de position absolutistes de Monet et de Berthe Morisot en particulier, à travers un étalage qui prendra bientôt des allures de règlements de comptes personnels, mêlant les expériences individuelles – la nécessité de vivre de sa peinture –, le refus des concessions, le statut des femmes peintres et les voies de la reconnaissance. Des douces piques humoristiques du début, on vire à des épithètes moins flatteuses. Les griefs faits aux impressionnistes s’y expriment, y compris la contestation de leur « nouveauté » dont on reconnaît les prémices chez Turner, que Monet a découvert à Londres en 1871, ou chez Whistler, par exemple.

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Un contexte politique troublé

À travers ces prises de bec dont la virulence va croissant se dessine aussi l’image d’une société en plein bouleversement. Si les démarches des impressionnistes s’écartent du réalisme prôné par Courbet, ils entretiennent cependant avec le peintre des relations étroites. Or, après la Commune dont il a été un participant actif, Courbet sent le soufre, ce qui ne contribue pas à améliorer l’image du groupe. Par ailleurs, la débâcle de 1870 n’a pas arrangé les affaires des galeristes qui peinent à aider les artistes. Enfin, la France est en plein développement industriel. Un nouveau monde est en train de naître et représenter le monde « moderne » tel que le préconise Manet exige de choisir ce qui se cache sous cette appellation et, en particulier, de se déterminer sur la position de l’art face aux formes que prend l’émergence de cette société nouvelle. Le personnage de Zola joue ici le contradicteur en assignant à l’art une « mission » politique. S’il souscrit à la nécessité de la contestation artistique pour secouer le vieux monde, il joue néanmoins les trouble-fête par rapport aux impressionnistes en mettant en avant l’« utilité » sociale de l’art. À quoi sert, déclare-t-il, de représenter les infinies variations de la lumière ou les plaisirs futiles de la vie quand le peuple a faim ? Où se niche la révolution, dans tout cela ?

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Un pot-pourri fleuri, sympathique et documenté

Cliff Paillé met tous ces ingrédients dans un même panier et il secoue avec délectation ce contenu qui voit émerger au fil de dialogues enlevés des références devenues légendaires, tel le « J’accuse » qu’il place dans la bouche de Zola bien avant que n’éclate, en 1894, l’affaire Dreyfus – le brûlot éponyme de Zola ne verra le jour qu’en 1898. Même si les poncifs et les clins d’œil abondent, dans une évidente volonté de faire rire et d’entraîner la connivence du public, se dessinent néanmoins, sans qu'une connaissance préalable soit requise, non seulement des éléments « documentaires » visant à faire découvrir les caractères distinctifs de la peinture impressionniste et les conditions d’apparition et de délitement du mouvement, mais aussi l’ouverture, plus générale, d’un débat sur l’art, sur son rôle et sur la liberté créatrice de l’artiste. Dans cette joute du créateur arroseur-arrosé, où passé et présent se renvoient la balle, les éclats de voix de la soirée chez Renoir résonnent décidément encore avec acuité dans le monde d'aujourd'hui…

© Cédric Tarnopol

© Cédric Tarnopol

Un soir chez Renoir de Cliff Paillé

S Mise en scène et scénographie Cliff Paillé S Direction d’acteurs Marie Broche S Avec Romain Arnaud-Kneisky, Elya Birman, Alexandre Cattez, Marie Hurault, Jeanne Ros, Alice Serfati, Sylvain Zarli S Lumière Yannick Prevost S Costumes Maxence Rapetti S Production Compagnie Vice Versa S Coproduction Cie He Psst S Soutien Mairie de Billère S Remerciements Lisa Garcia, Morgane Touzalin-Macabiau, Pauline Phélix, Arthur Guézennec, pour leur participation à la création de ce projet (texte, jeu, mise en scène) S Durée 1h15

Du 3 mai au 11 juin 2023, à 19h du mercredi au samedi, à 16h les dimanches

Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris

Rés. 01 45 44 57 34 www.lucernaire.fr

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