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Arts-chipels.fr

Un Picasso. Le saisissant portrait d’un peintre « dégénéré » durant l’Occupation.

Un Picasso. Le saisissant portrait d’un peintre « dégénéré » durant l’Occupation.

Vivant à Paris durant l’Occupation allemande, Picasso a cependant poursuivi son travail alors que certains de ses tableaux faisaient partie de l’exposition de l’Art dégénéré. La fiction, inventée par Jeffrey Hatcher, tord le cou à la vérité historique mais donne néanmoins de ce monstre de la peinture une image assez juste…

Un entrepôt ou une cave encombrée de caisses de bois destinées au transport des tableaux. Au milieu, un homme vêtu d’une canadienne fourrée attend. Il se nomme Pablo Picasso. Il n’a pas choisi d’être là et ne sait pas pourquoi il se trouve en ce lieu, mais il a des raisons d’être inquiet. Nous sommes en 1941, les Allemands ont gagné la guerre et les nazis font peser sur Paris occupé une peur insidieuse et permanente. Chacun craint de se trouver arrêter et de disparaître sans que quiconque y puisse remédier. Pour les artistes, la situation n’est pas moins problématique. Il faut l’agrément de l’occupant pour vendre des œuvres et la plupart des artistes n’ont plus de galeristes car ceux qui les défendaient sont juifs. Paul Rosenberg s’est exilé en 1940 aux États-Unis. Quant à Daniel-Henry Kahnweiler, il se cache. Retranché dans son atelier de la rue des Grands-Augustins, Picasso qui a acquis une grande aisance financière avant la guerre, peut attendre…Tient-il, comme on le murmure, son impunité de l’admiration d’Arno Breker, l’artiste phare du régime nazi ?

© Photo Lot

© Photo Lot

Une fiction révélatrice

La femme qui le rejoint est l’attachée culturelle allemande à Paris, Fräulein Fischer. Elle a convoqué le peintre pour lui demander d’authentifier trois de ses œuvres. La règle du jeu est qu’une fois authentifiées, elles seront exposées dans un mystérieux contexte à Paris. On comprend bien vite que cette manifestation est une réplique de celle sur l’Art dégénéré, organisée à Munich en 1937, où les tableaux de Kirchner, Nolde, Grosz, Kandinsky, Ernst, Munch, Chagall et Picasso, entre autres, ont été exhibés à côté de portraits de malades mentaux. L’exposition s’est avérée un véritable succès public avec ses quatre millions de visiteurs et une tournée triomphale en Allemagne et Autriche et les nazis souhaitent étendre son impact en la réitérant à Paris. Les œuvres qui seront exposées feront ensuite l'objet d'un autodafé, comme l’ont été, en mars 1939, les quelques 12 500 œuvres sur les 21 000 confisquées par les nazis qui n’ont pas été vendues sur le marché international ou récupérées, entre autres par Goebbels. L’Histoire nous apprend que le projet parisien est un leurre, une fable théâtrale qui met face à face l’homme et la femme, le peintre et la fille de collectionneurs qui a vendu son expertise en même temps que son âme. Et le personnage de Picasso n’a qu’un seul impératif en tête : « Vous ne brûlerez pas mes œuvres ! »

© DR

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Picasso, politique ou pas ?

La fiction créée par Jeffrey Hatcher permet à l’auteur de mettre en avant l’un des paradoxes qui caractérisent la vie de Picasso à cette époque. Face à son adversaire féminin, il plaide l’apolitisme, il met en avant l’attitude du peintre uniquement préoccupé par son art et que seule la peinture intéresse, en dépit du sujet. Il faut dire que l’attitude de l’artiste reste ambiguë durant la guerre. Alors que Cocteau, à la suite de l’arrestation de Max Jacob, qui décèdera au camp de Drancy, rédige une pétition pour tenter de le sauver, Picasso, fiché par ailleurs comme « anarchiste » par la Sûreté, ne la signe pas, tout comme il reste en retrait lors de l’enterrement du poète. Mais Éluard, entre autres, fait toujours partie des visiteurs du peintre pendant la guerre et Guernica, son immense fresque murale de près de huit mètres de long, réalisée durant la guerre d’Espagne et exposée dans le Pavillon espagnol lors de l’Exposition universelle de 1937 avant de partir en tournée dans le monde, ce qui la préservera de la destruction, est là pour dire qu’il n’est pas resté indifférent. La violence du cri que contient l’œuvre y atteint l’insoutenable. « Cette peinture, dira-t-il d’ailleurs, n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre, offensif et défensif contre l’ennemi. » Sans cesse, la joute verbale revient sur la question du politique dans l’œuvre et sans cesse Picasso esquive. Il plaide l’indignation et la colère, et l’humanisme du militant pour la paix. L’Histoire montrera ensuite, de sa part, d’autres réserves vis-à-vis de l’engagement politique. Son adhésion au Parti communiste français en 1944 ne l’empêchera pas de prendre position contre la politique du Parti, notamment pendant la guerre de Corée en 1951, et de réaliser, à la mort de Staline, un portrait plus que controversé, très éloigné de l’imagerie officielle qu’on attendait de lui.

© Photo Lot

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Un personnage tout en complexités

La pièce révèle d’autres aspects de la personnalité de Picasso. Les trois œuvres à authentifier, qui sont des autoportraits ou le mettent en scène, correspondent aux différentes phases de son existence et offrent à l’auteur le moyen d’évoquer la carrière du peintre, depuis l’enfant prodige d’un père qui le fait étouffer dans le dessin académique jusqu’au Minotaure qui devient une figure symbolique récurrente de son œuvre à partir de 1933, en traversant ses périodes bleue et rose. D’Espagne en France, il ne cessera d’être un exilé. Lorsqu’en 1937, il demandera la nationalité française, celle-ci lui sera refusée, un argument qu’il utilisera aussi pour plaider sa cause. On retrouve là un des aspects de sa personnalité : faire feu de tout bois pour obtenir ce qu’il désire en jouant l’intransigeance ou la négociation, selon ce qui lui semble dans son intérêt. Lorsque Melle Fischer lui fait valoir qu’il pourrait sauver une partie des œuvres promises au feu, il n’hésite pas à se contredire et à se faire le détracteur d’œuvres qu’il avait reconnues comme authentiques pour tenter de les sauver, utilisant les mêmes arguments pour dénigrer ce qu’il avait encensé.

© DR

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Histoire d’un homme qui n’aimait pas les femmes ?

Avec un plaisir manifeste teinté d’une pointe de sadisme amusé, Jeffrey Hatcher met l’accent sur une autre des facettes du personnage. Celle du séducteur, du misogyne, du Barbe-bleue aux sept femmes dont trois seront « officielles ». Il dessine la silhouette envahissante d’un dévoreur de femelles à l’animalité intense, d’un Minotaure en rut, éternellement insatisfait et toujours avide de conquérir des femmes qu’il asservit avant de les jeter. Il évoque la liaison du peintre avec la photographe Dora Maar, liée aux surréalistes, une femme forte qu’il ne cessera de briser avec acharnement et qu’il représentera en pleurs. Dans le combat à fleurets non mouchetés qui l’oppose à Fräulein Fischer, il n’hésitera pas à utiliser la force de ce charisme pour obtenir ce qu’il recherche et qui toujours le ramène vers la peinture…

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Un beau duo d’acteurs

Jean-Pierre Bouvier campe un Picasso puissant, où affleure l’Espagnol ombrageux, colérique et plein d’orgueil. Un homme brut, qui joue de la puissance de son être-là, de cette présence physique qui ne peut laisser indifférent. Il développe les aspects de cette personnalité complexe dans un mouvement et avec une violence qui vont crescendo, comme si l’artiste, déstabilisé et inquiet au départ, retrouvait progressivement son aplomb et sa hargne pour imposer progressivement son empire. Face à lui, Sylvia Roux, glaciale, hargneuse et toute d’ironie triomphante au départ, s’effondre à mesure que le duel tourne à l’avantage du peintre. Parce que le génie, pour insupportable qu’on le considère, est un flot impétueux qui arrache tout sur son passage. Et que Picasso, sans conteste, en fut un…

© Photo Lot

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Un Picasso - « Vous ne brûlerez pas mes œuvres ! » de Jeffrey Hatcher

S Adaptation Véronique Kientzy S Mise en scène Anne Bouvier S Avec Jean-Pierre Bouvier et Sylvia Roux S Production Compagnie Titan S Diffusion Faut que ça tourne S Durée 1h15 S À partir de 16 ans

Du 9 avril au 3 juin 2023 (sf 27 avril), jeu.-sam. 19h, dim. 17h

Studio Hébertot – 78 bis boulevard des Batignolles, 75017 Paris

Rés. 01 42 93 13 04 ou https://studiohebertot.com

Du 7 au 29 juillet 2023, tlj à 17h15 sf mercredi

Au Rouge-Gorge – Place de la Mirande, 11 rue de la Peyrolerie, 84000 Avignon

Rés. 04 84 51 24 34

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