22 Mai 2023
La metteuse en scène belge flamande Lisaboa Houbrechts propose de la pièce d’Euripide une interprétation à la croisée entre drame passionnel, mythe, plongée dans une xénophobie ambiante et revendication féministe. Une intéressante proposition, aux partis pris pas toujours convaincants.
Le rideau de fer n’est pas encore levé sur le plateau qu’apparaît à l’avant-scène un comédien venu présenter la pièce qui va se jouer devant les spectateurs. Il incarne la Nourrice de la pièce d’Euripide. Le ton est donné. Hommes et femmes joueront parfois, quel que soit leur sexe, les personnages de la pièce. Si la Nourrice, qui joue le rôle de narrateur et de commentateur de l’évolution de la situation est de sexe masculin, Jason, l’infidèle époux de Médée, sera incarné par une femme. Nous sommes au théâtre et l’actrice ou l’acteur peut tout jouer. L'enchevêtrement du masculin et du féminin introduit, de surcroît, un décalage des interprétations aussi remarquable que piquant.
Une temporalité volontairement indécise
Lorsque le rideau se lève, c’est pour dévoiler un espace abstrait, un long drap qui disparaît à son tour dans les cintres pour laisser place aux acteurs. C’est sur une scène vide que seule anime la lumière que se déroulera cette histoire de sang et de fureur. Le rouge et le noir domineront dans un espace incendié par un crépuscule meurtrier. Ce lieu de partout et de nulle part, d’hier et d’aujourd’hui, cite cependant la Grèce à travers les costumes blancs du chœur et du coryphée et la tête sculptée monumentale qui prendra possession de l’espace à la fin. Car ce qui se joue sur ce terrain mêle l’ici et maintenant, les hommes et les dieux, le symbolique et le quotidien, la destinée des hommes et leurs actions. Comme un leitmotiv revient le « si seulement » qui aurait changé la face de l’histoire et proposé une autre configuration et d’autres fins. La Nourrice-narrateur l’égrènera au fil de la pièce pour suggérer d’autres développements possibles.
Médée et l’amour à mort
L’histoire de Médée a de tout temps fasciné les littérateurs et les musiciens comme les gens de théâtre et les peintres. De Sénèque à Heiner Müller en passant par Corneille, Anouilh ou Pascal Guignard, de Marc-Antoine Charpentier ou de Cherubini à Iannis Xenakis, Mikis Theodorakis ou Pascal Dusapin, de Coypel et Rembrandt à Turner ou à Gustave Moreau s’est élaborée une figure mythique monstrueuse. Elle est à la mesure de cette amante éperdue, meurtrière par amour dès le début de son parcours en aidant Jason à conquérir la Toison d’or, sacrifiant son propre frère puis quittant tout et fuyant son pays avant d’être délaissée et de devenir infanticide. L’amour de Médée pour Jason a fait le vide autour d’elle. L’exil a rompu tous ses points d’attache, hormis cette passion à laquelle elle a tout sacrifié et qui se dérobe. Pour rendre perceptible cette puissance de l’Amour, Lisaboa Houbrechts choisit de la matérialiser en accrochant sur la poitrine de Séphora Pondi, qui incarne Médée, un gros cœur rouge qu’Aphrodite, déesse de l’amour convoquée par la metteuse en scène sans référence à Euripide, en un vêtement de même teinte cinabre, vient presser pour dire la douleur de l’héroïne. Si l'image est claire, elle n'en manque pas moins de subtilité...
Médée, une femme venue d’ailleurs
Dans cet univers tout en symboles et proche de l’abstraction, l’accoutrement de Médée tranche avec les costumes des autres personnages. Toute de noir vêtue, la jupe ornée de chaînes métalliques qui la démarquent par rapport aux costumes des autres personnages, elle sort du lot. Parce qu’elle est l’étrangère. Si Jason et elle-même ont trouvé refuge à Corinthe, elle ne ressemble pas aux femmes grecques. Originaire de Colchide, dans l’actuelle Géorgie, elle est une « barbare » à double titre : elle vient d’un pays, en bordure de la mer Noire, éloigné de la Grèce et elle symbolise l’étrangère, « barbare » parce qu’elle ne parle pas, ou mal, le grec – « barbare » désigne le gazouillis des oiseaux et sonne comme une onomatopée pour indiquer une manière de parler incompréhensible pour les Grecs du Ve siècle avant notre ère. Ainsi Médée, au début du spectacle, peine-t-elle à trouver ses mots, à formuler correctement sa pensée ou ses actes. Son origine la place hors de la « civilisation » qui assimile les barbares à des esclaves, parfois à des animaux ou à des plantes. Elle est l’immigrée, dans son acception péjorative, et l’adaptation que propose Lisaboa Houbrechts, assortie du choix de Séphora Pondi pour incarner Médée que la metteuse en scène oppose aux Hellènes à peau « claire », rend la singularité de Médée manifeste. Sa différence, elle la porte aussi à l’intérieur. C’est en s’affirmant que le personnage retrouvera ses possibilités expressives.
La complexité de la vengeance de Médée
Répudiée par Jason, qui veut épouser la fille de Créon, le roi de Corinthe, Médée est condamnée à l’exil avec ses enfants. C’est en feignant d’accepter la sentence et en prétendant souhaiter l’infléchir qu’elle ourdit sa vengeance, abusant à la fois Créon et son époux. Feignant la réconciliation, le happy end qui les lave de leur culpabilité, elle empoisonne sa rivale et, avec elle, le père de celle-ci. La fin, cependant, est plutôt surprenante si l’on se réfère au schéma traditionnel de la tragédie grecque. Médée, après le meurtre de ses enfants, se dérobe à la vengeance de son époux comme à celle des dieux, étrangement absents ou réduits à la portion congrue – Médée, en perpétuant le meurtre d’Aphrodite, les met à mort – et cette figure de la douleur trouve refuge auprès d’Égée, roi d’Athènes. Le choix de cette fin est-il en relation avec l’image noble d’Athènes qu’Euripide, Athénien né hors de la cité dans l’île d’Eubée, veut offrir comme une allégeance à la grandeur de sa cité d’origine ? Ou est-ce, comme le suggère la pièce, parce que les origines de Médée sont divines, qu’elles remontent au Soleil et, au-delà de lui en reculant jusqu’aux origines, à la création du monde, plaçant Médée, et avec elle la femme, à l’origine de toute chose ?
Médée, porte-parole de la cause des femmes
Si, paradoxalement, c’est dans la tragédie amoureuse de la femme abandonnée doublée d’un drame humain – elle a renié les siens et n’a plus de port d’attache – et dans cette rupture absolue de tous les codes sociaux « féminins » que réside la source de son malheur, c’est aussi là qu’elle va puiser les moyens de se ressourcer, de se recomposer, de trouver sa vérité. Le meurtre de ses enfants n’est que l’acmé auquel a conduit un scénario écrit par une tradition qui réduit le statut de la femme à l’absence de choix quant à sa destinée, qui la limite à sa fonction reproductrice et à son rôle de mère. À travers le meurtre de ses enfants, Médée s’affranchit de son lien ultime avec le statut de femme qui lui avait été assigné. Lisaboa Houbrechts choisit de ne donner de la mort des enfants qu’une image transposée qui pourrait être belle si elle n’était si lourdement amenée. C’est aussi à travers ces images que le bât blesse. Pour rendre l’interprétation manifeste, les effets sont si appuyés qu’ils en deviennent pesants. Quant au hiératisme qui caractérise l’ensemble du spectacle, il pourrait être un parti pris intéressant s’il n’était assorti d’une gestuelle corporelle inutile qui voudrait rapprocher le spectacle de la danse mais le réduit à un objet artificiel et engoncé où se perdent non seulement l’émotion mais aussi les thèmes forts que dégage cette pièce féministe avant la lettre, qui ose s’insurger, deux mille cinq ans avant notre époque, contre la condition faite aux femmes. L’intéressant fil noir qui court tout au long du spectacle prend des allures de corde rugueuse, épaisse et sans finesse. La pièce méritait mieux…
Médée, d’après Euripide Traduction de Florence Dupont
S Adaptation et mise en scène de Lisaboa Houbrechts S Avec Serge Bagdassarian (le Chœur de Colchide), Bakary Sangaré (la Nourrice), Suliane Brahim (Jason), Didier Sandre (Créon), Anna Cervinka (Égée, roi d’Athènes), Elissa Alloula (le Chœur de Colchide et le Chœur d’Athènes), Marina Hands (le Chœur de Colchide et le Chœur d’Athènes), Séphora Pondi (Médée), Léa Lopez (Créüse, fille de Créon, promise à Jason, et Aphrodite) et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française Sandra Bourenane, Yasmine Haller, Ipek Kiney (le Chœur de Colchide et le Chœur d’Athènes) S Dramaturgie Simon Hatab S Scénographie Clémence Bezat S Costumes Anna Rizza S Lumières Fabianna Piccioli S Musique originale Niels Van Heertum S Chants Jérôme Bertier S Son Jeroen Kenens S Travail chorégraphique Tijen Lawton S Maquillages Céline Regnard S Assistante à la mise en scène Céline Gaudier S Assistante à la scénographie Nina Coulais de l’académie de la Comédie-Française S Assistanat aux costumes Clément Desoutter de l’académie de la Comédie-Française
Du 12 mai au 24 juillet 2023 en alternance. Matinées à 14h, soirées à 20h30
Comédie-Française, Salle Richelieu - Place Colette, 75001 Paris
Rés. 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr