17 Mars 2023
L’IRCAM poursuit son projet des Musiques fictions qui associent composition musicale et mise en espace sonore d’un texte confié à un metteur ou à une metteuse en scène de théâtre dans un dispositif particulier qui immerge l’auditeur dans une « bulle » sonore sous un dôme ambisonique. Dans cette voie, associer un texte, originellement chanté – l’Odyssée – avec sa mise en voix et en espace apparaît comme une évidence.
L’Odyssée d’Homère est l’une des œuvres poétiques les plus anciennes et les plus célèbres qui nous aient été transmises. On n’a cessé d’émettre les hypothèses les plus diverses concernant son auteur – un ou plusieurs – ou sa personnalité– la thèse, écartée aujourd’hui, de Samuel Buttler en 1897 postule, par exemple, que le texte aurait été écrit par une Grecque émigrée à Trapani, en Sicile. On a glosé sur les vraisemblables modifications que le texte aurait subies au fil du temps du fait de sa transmission orale – les premières versions écrites qu’on en connaît ne remontent qu’au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Et, même si aujourd’hui les spécialistes semblent s’accorder sur un récit originel unique produit par un seul auteur, ce long poème épique de douze mille neuf cents hexamètres conserve son aura de légendes. Parce que, plus que L’Illiade, encombrée de détails sur la composition des armées belligérantes, sur les armements ou la précision des combats, l’Odyssée fait la part belle aux paysages, aux atmosphères et nous plonge dans une vision du monde plus globale, bien que toujours traversée par le fatum qu’imposent aux hommes les querelles des dieux ou les difficiles relations des hommes et des divinités. Le récit du voyage d’Ulysse et des conditions de son retour à Ithaque donnent à l’épopée les allures d’un roman d’apprentissage en confrontant le héros aux périls physiques mais aussi mentaux qu’il lui faut surmonter.
Lost and refound in translation
Longtemps, pour restituer le caractère épique, les traductions françaises en ont rajouté dans le lyrisme là où le texte originel comportait une dimension narrative le rapprochant davantage de l’art des conteurs. La traduction en vers libres de Philippe Jacottet, en 1955, ouvre une première brèche dans la « poétisation » accentuée du discours. La traduction d’Emmanuel Lascoux ajoute une strate dans la reconsidération du texte et sa transposition en langue française. Helléniste en même temps que musicien, le « traducteur » cherche à faire percevoir, au-delà de l’« exactitude » – concept vide de sens pour ce qui touche une traduction quelle qu’elle soit – la musicalité de la langue d’origine, pensée dans ses inflexions, ses scansions, son oralité. Pour que le chant émane de la langue même, adressée, comme le faisaient les aèdes, au public qui venait les entendre. On la trouvera donc plus « parlée », plus imprégnée des expressions ou onomatopées qui ponctuent le langage courant, re-créée sans pour autant renoncer aux images poétiques qui la sillonnent. L’Odyssée traverse ainsi les âges pour nous susurrer au creux de l’oreille cette histoire que nous connaissons déjà mais qui prend ici d’autres couleurs, un autre relief.
L’auditeur au centre du récit
Le dispositif du dôme ambisonique accentue encore davantage cette proximité et la force que prend le discours. Parce qu’elle plonge le spectateur transformé en auditeur à l’intérieur même du monde qu’évoque l’aède-narrateur. Environné de haut-parleurs disposés en demi-sphère autour de lui, le public est immergé dans le son. Il s’installe dans un espace abstrait dans lequel l’éclairage au sol ponctue l’alternance des jours et des nuits qui traverse le récit, ou les états du ciel, tantôt apaisé, tantôt obscurci par les nuages qui s’amoncellent, tantôt mouvementé par la tempête qui fait rage. Ainsi passe le temps tandis que, les yeux souvent fermés, on se laisse happer par cette fable, racontée avec une grande diversité de tons, dans laquelle nous sommes inclus et partie prenante.
Une multiplicité de lieux
Le Chant V, qui fait l’objet de ce parcours spectaculaire d’un autre type, met en scène les arrangements des dieux qui, du haut de l’Olympe, autorisent le retour d’Ulysse à Ithaque, en même temps que l’envoi du Messager, Hermès, chargé de transmettre à la nymphe Calypso la volonté des dieux et l’obligation, pour elle, de laisser partir Ulysse. Le monde de Calypso est dépeint comme une sorte d’Éden originel où, dans la quiétude de la nature, une caverne fait office de demeure tandis que chantonnent doucement les eaux des sources bienfaisantes. La nymphe doit convaincre un Ulysse méfiant devant les possibles mauvais coups des dieux de se lancer dans un radeau sur la mer hostile alors même que celui-ci contemple, en pleurs incessants, du haut d’un promontoire, les flots qui l’enferment dans sa prison dorée. À travers la description détaillée du chantier du radeau, que seule traverse une musique non illustrative, on retrouve la précision « technologique », ici maritime, qui caractérisait l’univers de l’Illiade.
Un déplacement immobile
Avec beaucoup de délicatesse, dans un alliage subtil entre des bruits qui pourraient s’apparenter à la réalité, tel le petit filet d’eau qui évoque les sources, et une résonance musicale qui les détache de la réalité pour nous plonger dans un univers onirique, on passe d’un lieu à l’autre, d’une atmosphère à l’autre, saisissant ici un dialogue, là une injonction ou un récit lancé à la cantonade, rendus sensibles à la réverbération légère qui plonge les personnages dans la grotte ou au grondement de la mer en furie. Les larmes deviennent musique, les mets signes musicalement transposés pour évoquer un monde où le « banquet » n’est pas alimentaire mais symbolique. Les personnages se déplacent dans l’espace avec une relative parcimonie qui dénote une utilisation juste de l’espace alors même que les possibilités du média « ambisonique » pourraient inviter à une dérive spatiale. Les yeux fermés, ouverts sur un autre monde créé par le son, l’auditeur décolle du réel d’autant plus fortement que la distance entre le son et le corps est abolie. Et lorsque le récit s’arrête, c’est dans le silence qu’on émerge, peu à peu, d’un songe…
L’Odyssée d’Homère (Chant V). Nouvelle traduction d’Emmanuel Lascoux (Éditions P.O.L.)
S Direction artistique et réalisation Jacques Vincey S Musique et design sonore Alexandre Meyer S Lumières Mehdi Toutain-Lopez S Assistante à la réalisation Céline Gaudier S Ingénieur du son Oscar Ferran S Assistant son Clément Gallice S Avec les voix de Isabelle Adjani (Calypso), Sharif Andoura (Hermès), Jacques Bonnaffé (Aède), Nicolas Bouchaud (Ulysse), Marie-Sophie Ferdane (Athéna), Olivier Martin-Salvan (Poséidon), Julie Moulier (Inô), Hervé Pierre (Zeus) S Production IRCAM S Durée 50 minutes