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Arts-chipels.fr

Là où je croyais être il n’y avait personne. Désopilant et durassien en diable…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Amateurs ou détracteurs de Duras, à vos sièges ! Cet exercice de style « à la manière de » est réjouissant de bout en bout. Attendrissant aussi…

Un décor bourgeois-confortable occupe la scène. Deux fauteuils club en cuir, une table et deux sièges à accoudoirs très vaguement Empire suggèrent que ses occupants aiment être à leur aise. Le simili palmier en plastique et le mouton en carton découpé apportent leur note insolite et décalée. Ils sont à l’image du spectacle qui va suivre. Sur le mur, un texte projeté révèle un contenu quelque peu énigmatique et interpelle le spectateur – quelque part au niveau du vécu, pour reprendre une formule éculée… : « Nos écrivains ont décidé de ne plus penser depuis qu’ils ont entendu dire aux philosophes que l’on doit, non pas penser les pensées, mais les vivre. » Les ingrédients sont là, il n’y a plus qu’à les placer dans la casserole pour préparer le potage… un potage tout à la fois absurde, drolatique et ingénieux.

© Charles Chauvet

© Charles Chauvet

Sur un ton décalé

Dès l’entrée le burlesque est de sortie. Le couple qui apparaît pourrait ressembler à un couple villageois de Carinthie ou du Tyrol dans ses costumes aux teintes vives, vert et rouge, corsage lacé pour la fille, culotte de peau à bretelles pour le garçon, n’était leur texture de carton ondulé peint. D’ailleurs, ils ne vont pas jouer le spectacle prévu en raison des grèves – on imagine que le « message » change en fonction des circonstances. En style BD, en mimiques et en attitudes convenues, ils essaient on ne sait quoi avant de constater que ça ne marche pas et qu’il faut trouver autre chose. Ils dénoncent les responsables – le public, nous dans la salle – à qui Musil ne dit rien, décident de partir d’autre chose pour trouver l’inspiration.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La loi des enchaînements

Dans l’exercice de style virtuose qui suit, de Duras il sera évidemment question. Parce que nos deux protagonistes cherchent ce qu'ils peuvent bien nous proposer et qu’ils vont, pour trouver, se faire la lecture en choisissant Écrire dans la bibliothèque. Parce qu’ils vont emprunter à Duras l’un de ses thèmes privilégiés : l’amour entre une sœur et son frère, un amour pas seulement fraternel, mais possiblement incestueux, qui emprunte les voies du désir et du mythe. Ils tirent le fil et on voit revenir une référence au début et à l’Homme sans qualités de Robert Musil, ce roman fleuve « inachevé » de 1 800 pages construit comme une succession de minces portions de vie additionnées, où la relation entre Ulrich et sa sœur Agathe frise l'inceste. On tire un fil de plus et de coupes et de discontinu il sera question dans la succession de séquences que le spectacle juxtapose pour former l'« histoire », éclatée, de la pièce.

© Charles Chauvet

© Charles Chauvet

L’esprit et la lettre

De Marguerite Duras, on retrouvera, au fil du spectacle des extraits d’œuvre et le timbre et le phrasé très identifiables de Delphine Seyrig en voix off. On reconnaîtra au passage cette manière durassienne d’utiliser l’image de cinéma qui ne raconte pas l'histoire du texte, se focalise sur des paysages dépourvus d'âmes qui vivent ou presque, avec parfois quelques passants avalés par l’immensité, tandis que la parole, presque alanguie, avec cette scansion si particulière qui détache les syllabes, parle d’autre chose et cultive les silences. On retrouve le désir de montrer comment l’œuvre est faite, d'énoncer et de dénoncer le procédé fictionnel. Le découpage des « chapitres » apparaît en projection ou sur des morceaux de carton. On est dans la déconstruction, dans le discontinu. On oscille entre le ici et maintenant, avec ces comédiens de théâtre qui nous racontent leur histoire, traversée de réflexions sur le présent, avec leur volonté de créer un spectacle, et du côté des autres, de Duras interviewée dans une émission littéraire, de son penchant prononcé pour l’alcool, de Musil ou du pouvoir que l’amour donne sur l’Autre.

© Charles Chauvet

© Charles Chauvet

On est tout, on est rien.

Tout en philosophant sur l’existence à travers leurs alter ego Ange et Bert, Anaïs Muller et Bertrand Poncet interrogent le lien entre pensée et action. Ils se livrent à une exploration à la fois fidèle et impertinente de ce qui caractérise la création durassienne : « Écrire ce n'est pas raconter des histoires. [...] C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire. C'est raconter une histoire qui en passe par son absence. » Ils l'appliquent à la pièce qu'ils nous proposent. Ils y intègrent les mille petits riens issus de la réalité, piégés par l’écriture littéraire ou filmique quand elle n’est pas théâtrale, où créer est penser en action, où je est moi et tous les autres, où l’on peut parler de soi à la première comme à la troisième personne. Une mise à distance en même temps qu’une révélation, où l’illusion raconte la réalité et où la réalité s’ancre dans l’illusion dans un monde qui prend en permanence la tangente. De cette présence de l'évitement et de cet évitement qui est présence, on peut tirer une conclusion. Dans Là où je croyais être il n’y avait personne, il y a en fait quelqu’un : MDMA, Marguerite Duras, Moi Aussi…

© Charles Chauvet

© Charles Chauvet

Là où je croyais être il n’y avait personne - Prix du jury Impatience 2021

S Conception / jeu Anaïs Muller et Bertrand Poncet S Regard extérieur et collaborateur à la dramaturgie Pier Lamandé S Scénographie Charles Chauvet S Lumière Diane Guérin S Musique Antoine Muller et Philippe Veillon S Vidéo Romain Pierre S Administration / production Adeline Bodin S Production Shindô S Coproduction et soutiens Théâtre d’Arles, scène conventionnée art et création, nouvelles écritures, Théâtre La passerelle – Scène Nationale de Gap et des Alpes du Sud, Théâtre du Bois de l’Aune à Aix-en-Provence, La Comédie de Picardie, scène conventionnée à Amiens, La Chartreuse - Centre National des Ecritures du Spectacle à Villeneuve-lez-Avignon S La création Là où je croyais être il n’y avait personne a reçu une aide à la création de la DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur et de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône ainsi que de la Spedidam dans le cadre de l’aide à création et à la diffusion S Durée 1h15

Du mercredi 18 au samedi 21 janvier, 19h, dans le cadre du Festival Les Singulier.es

Au Centquatre-Paris – 5, rue Curial, 75019 Paris. www.104.fr Tél. 01 53 35 50 00

TOURNÉE 2023

15 et 16 mars Le Méta, CDN Poitiers Nouvelle-Aquitaine

21 au 25 mars TNBA, Bordeaux

21 au 26 novembre La Comédie de Reims CDN

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