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Arts-chipels.fr

La Mort de Danton. Quand le choix d’un certain historicisme est gage d’un énoncé très clair de la complexité d’une pièce.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La tentation de mettre l’accent, dans l’œuvre de Büchner, sur la modernité de son « message » est fréquente. La mise en scène de Simon Delétang lui rend sa complexité originelle sans minorer son impact.

De Jean Vilar à Georges Lavaudant en passant par Klaus Michael Grüber ou Jean-François Sivadier, les mises en scène de la Mort de Danton n’ont pas cessé d’être contaminées par le contexte. Déjà cette pièce, écrite en 1835, attendit 1902 pour être jouée en Allemagne. En France, c’est seulement en 1948 qu’elle est présentée pour la première fois au Festival d’Avignon, dans une traduction d’Arthur Adamov. Elle provoque à l’époque débats et querelles passionnés. Parce qu’elle est écrite par un Allemand – on est dans l’immédiate après-guerre – et parce que les tensions politiques et intellectuelles sont fortes à l’orée de la guerre froide. Parce qu’en 1989, sa présentation coïncide avec la chute du mur de Berlin et la déconfiture du système communiste qui aboutira à la dissolution de l’URSS. Parce que dans les années 2000, elle renvoie à la désaffection du politique et à la perte du sens de l’action politique. En replaçant la Mort de Danton dans son temps, Simon Delétang, sans occulter le questionnement sur l’usage de la violence sur le terrain politique, enrichit le propos en resituant la réflexion sur son terrain et dans son temps d’origine, et en explorant l’approche de Büchner.

Clément Hervieu-Léger (Robespierre) © Christophe Raynaud de Lage

Clément Hervieu-Léger (Robespierre) © Christophe Raynaud de Lage

Le contexte de la mort de Danton

En 1794-1795, la Révolution jette ses derniers feux. Le tribunal révolutionnaire a été mis en place dès août 1792. Louis XVI et Marie-Antoinette ont été guillotinés en janvier 1793. Le Comité de salut public, dont Danton fait partie, est mis en place par décret en avril 1793. Il s’octroie le droit de faire arrêter les députés « suspects » à titre préventif. Le 31 mai, les députés girondins sont arrêtés et exclus de la convention nationale. Le 5 septembre, le rapporteur du Comité, Barrère de Vieuzac, déclare : « Plaçons la Terreur à l’ordre du jour ». En mars 1794, les pouvoirs sont concentrés dans les mains du Comité de salut public. En juin 1794, la loi du 22 prairial simplifie à l’extrême les procédures de mise en accusation et supprime l’obligation d’une défense ou les auditions de témoins. Les montagnards se déchirent, les sans-culottes ou « hébertistes » sont frappés à leur tour. On procède à des exécutions massives à Paris presque tous les jours. Au début de thermidor (juillet), on compte 8 000 suspects dans les prisons parisiennes. Il devient difficile de savoir qui sont les amis et qui les ennemis tant les revirements sont légion. Les arrestations sommaires se multiplient et, bien que les deux hommes aient été amis, l’« Irréductible » Robespierre décide d’en finir avec les « Indulgents » dont Danton est la tête. Le 30 mars 1795, le Comité ordonne l’arrestation de Danton et celles de Delacroix, de Camille Desmoulins et de Philippeaux. Saint-Just est chargé du rapport d'accusation devant la Convention, un document qu'il rédige à partir des notes de Robespierre. Danton est guillotiné le 5 avril à l'âge de trente-quatre ans. Le 13 avril, une dernière « fournée » enverra à la guillotine Lucile Desmoulins, la femme de Camille, Chaumette et la veuve d’Hébert. Passant en charrette devant la maison de Robespierre, Danton s'écrie : « Robespierre, tu me suis ! » L’Incorruptible sera, lui, guillotiné le 28 juillet.

Guillaume Galienne (Saint-Just) © Christophe Raynaud de Lage

Guillaume Galienne (Saint-Just) © Christophe Raynaud de Lage

L’histoire à vif

Le contexte importe pour comprendre la complexité de la position de Büchner vis-à-vis de cet épisode révolutionnaire. Lorsqu’il écrit la pièce, à peine quarante années le séparent de cette histoire qui reste encore « chaude » et résonne des échos que l’événement a eus dans l’Europe entière. Espoirs et désillusions de la révolution française sont présents dans l’aspiration à la liberté qui touche toute l’Europe et qui trouvera son expression, moins de deux décennies plus tard, avec le Printemps des peuples. Le grand-duché de Hesse, où réside Büchner, ne fait pas exception. Intégré dans la Confédération du Rhin, qui a combattu aux côtés de Napoléon avant de se rapprocher, quand le vent a tourné, des coalisés, il est néanmoins doté, en 1820, d’une constitution qui concède à la population une certaine liberté. Mais celle-ci est, à partir de 1830, remise en cause par les successeurs du grand-duc Louis Ier. Büchner, qui a alors vingt ans, est un opposant farouche au régime. Il fonde une Société pour les droits de l’homme, une organisation secrète dont le but est de renverser l’ordre politique établi. Dans un tract publié avec le pasteur Weidig, figure majeure de l’opposition mais dont il ne partage pas tous les points de vue, il appelle en 1834 la population rurale au soulèvement. Weidig est arrêté et torturé avant de mourir en prison, Büchner contraint de se réfugier à Strasbourg avant d'avoir été payé pour la Mort de Danton. Les appels au soulèvement et les réflexions sur la violence « nécessaire » qui accompagne les épisodes révolutionnaires, omniprésentes dans la pièce, résonnent donc doublement dans un questionnement qui pourrait être : jusqu’où peut-on aller trop loin ? Une machine emballée ne se retourne-t-elle pas contre ceux qui l’ont mise en branle ? Quelle part les individus prennent-ils à ce déchaînement ? Quelle responsabilité portent-ils ?

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une plongée dans le XVIIIe siècle finissant

Simon Delétang marche dans les pas de Büchner. Il fait le choix de représenter la pièce en faisant référence au moment où elle fut écrite. Robespierre y apparaît, conformément à l’iconographie qu’on lui connaît, soigneusement mis, en perruque et bas de soie. Les autres personnages, a contrario, reflètent la liberté vestimentaire plus grande du début du siècle suivant. Le décor qui enserre les comédiens comme dans un cocon – ou dans l’étouffoir des passions qui se donnent libre cours – rappelle un salon du Siècle des lumières que des candélabres éclairent – à la fin, au moment où les vies s’éteindront, on en soufflera les bougies comme celles du théâtre rendu à l’obscurité. La présence, en médaillon, de la Méduse de Caravage, peinte un siècle plus tôt, rappelle l’engouement de l’époque pour les sujets mythologiques et pour l’Antiquité. Peut-être souligne-t-elle aussi l’accent mis sur les individualités des personnages ? – car la tête menaçante de Méduse a le visage de Caravage, celui d’un homme devenu effrayant, comme les révolutionnaires. La représentation de la Mort de Socrate par le peintre Jacques-Louis David qui apparaît en fond de scène à la fin du spectacle participe de ce néoclassicisme triomphant tout en renvoyant à l’actualité révolutionnaire. L’empoisonnement de Socrate est à double sens. Il fait écho à une réflexion de l’Incorruptible qui, violemment mis en cause, aurait déclaré « S'il faut succomber, eh bien ! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme ». L’histoire ajoute que David, son ami, aurait alors déclaré : « Je la boirai avec toi ». Quant aux marivaudages et libertinages auxquels se livrent Danton et ses amis, représentatifs de la fin du siècle, ils rappellent les illustrations licencieuses qui font florès à l’époque. Les personnages sont de leur temps et dans leur temps, et portent avec lui les contradictions de leur époque.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une intrigue tripartite

Trois groupes de protagonistes se disputent la scène. Le peuple, masse rendue quasi invisible par Simon Delétang du fait de la suppression des scènes où il entre en jeu, reste présent ici à travers les échos qui parviennent de la rue, motivés le plus souvent par la misère et la faim. Ils sont ombres dessinées sur les murs par une action qui se déroule hors scène ou femmes se pressant dans les tribunes, dont le poids reste mineur face aux factions qui s’affrontent avec brio dans le prétoire. Büchner fait œuvre de théâtre documentaire en insérant dans les dialogues des témoignages, plaidoyers et interventions d’ordre historique. On y mesure la dimension passionnelle de l’époque, comme l’habileté oratoire de ces tribuns manipulant le peuple. Mais surtout, il ajoute aux principaux protagonistes une dimension plus humaine, plus individuelle en mettant l’accent sur la complexité des personnalités.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La Mort de Danton, un drame romantique

On retrouve dans la pièce, nourrie de cette coexistence du noble et du trivial qui caractérise le théâtre de Shakespeare, des valeurs qui forment une référence incontournable du théâtre romantique. La femme de Danton, Julie, se suicide, comme Juliette, par le poison à la mort de son époux. Le tumulte d’Hernani (1830) n’est pas loin, et on peut se souvenir que Büchner sera aussi le traducteur d’Hugo pour Lucrèce Borgia et Marie Tudor. Mais c’est surtout la conception du héros romantique – dont l’archétype est en Allemagne bien antérieur à la Révolution – qui fait surface. Simon Delétang nous rappelle aussi que nombre de ces révolutionnaires étaient des jeunes gens. Du Danton bouffi et mangé par la petite vérole que nous a légué l’iconographie, il fait un jeune homme séduisant qui mange la vie à pleines dents, au mépris des bonnes mœurs et de la morale. Éclatant de santé, beau, insolent, en mouvement, il n’en est pas moins porté à l’introspection et sujet au spleen, à la Sehnsucht, cette étrange langueur si romantique qui le rend presque apathique face aux attaques dont il est l’objet. Un mal de vivre que lui renvoie, comme un écho inversé, un Robespierre coincé, rigide, mais tout aussi désespéré. Les personnages respirent, dans leur penchant à l’introspection, un petit air de Werther.

Ainsi, dans cet objet plein de bruit et de fureur que domine de toute sa hauteur une Veuve vengeresse, emblème d’une mort omniprésente et d’un destin, l’esprit peut vagabonder à sa guise. Du côté de l’Histoire, pour se remettre en mémoire un épisode confus et mouvant de notre aventure collective. Du côté de l’époque, pour mieux appréhender un contexte dont nous tirons nos origines. Du côté du reflet et dans une réflexion sur les systèmes politiques et/ou sur les dérives violentes et coercitives. Dans une conception de l’histoire où les hommes ne sont pas seulement figurants mais protagonistes, où l’individuel et le collectif s’enchevêtrent, et dans le drame d’une impuissance individuelle ou d’un constat de no future. Ce n’est pas parce qu’on parle du XVIIIe siècle qu’il ne résonne pas aussi en nous de manière très contemporaine…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La Mort de Danton de Georg Büchner Traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil

S Mise en scène et scénographie Simon Delétang S Costumes Marie-Frédérique Fillion S Lumières Mathilde Chamoux S Musiques originales et son Nicolas Lespagnol-Rizzi S Assistanat à la scénographie Aliénor Durand S Avec Guillaume Gallienne ou Julien Frison (Saint-Just, membre du Comité de salut public), Christian Gonon (Barrère, membre du Comité de salut public et Legendre, député), Julie Sicard (Julie, femme de Danton), Loïc Corbery (Georges Danton, député), Nicolas Lormeau (Lacroix, député), Clément Hervieu-Léger (Robespierre, membre du Comité de salut public), Anna Cervinka (Lucile, femme de Camille Desmoulins), Gaël Kamilindi (Camille Desmoulins, député Jean Chevalier Collot d’Herbois, membre du Comité de salut public et Hérault-Séchelles, député), Marina Hands (Marion, une grisette), Nicolas Chupin (Billaud Varennes, membre du Comité de salut public et Philippeau, député) et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française Sanda Bourenane (une femme), Vincent Breton (un monsieur, deuxième citoyen, un lyonnais, un député et un bourreau), Olivier Debbasch (un monsieur, premier citoyen, un député, Hermann, président du Tribunal révolutionnaire et un géôlier), Yasmine Haller (une dame et Rosalie, une grisette), Ipek Kinay (une dame, Adélaïde, une grisette et une femme), Alexandre Manbon (un jeune homme, un député, Paris, ami de Danton et un prisonnier) S Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique et le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française

Du 13 janvier au 4 juin Matinées 14h, soirée 20h30, calendrier détaillé sur www.comedie-francaise.fr

Comédie-Française - Salle Richelieu Place Colette, Paris 1er

Rés. www.comedie-francaise.fr  01 44 58 15 15

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