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Arts-chipels.fr

Les Gardiennes. Des fins de vie dans le marigot d’une société qui vacille.

© Luc Jennepin

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Cette étrange fable philosophique navigue entre onirisme et réalité sur un thème dont l’actualité est aujourd’hui criante : le vieillissement et la dépendance.

Un intérieur vieillot. Trois femmes âgées s’activent silencieusement. Elles remettent en place les objets, réarrangent les fleurs dans le bouquet. Elles s’activent autour d’une quatrième vieille. Rose est en fauteuil roulant. Elle ne marche plus, elle ne parle plus. Maquillée comme une jeune fille, la chevelure flamboyante, elle suit les évolutions de la petite cour autour d’elle. L’une la recoiffe, l’autre lui masse les pieds, la troisième a rapporté les courses. Un bonheur doux et domestique fait de petites attentions. Mais voici qu’on sonne à la porte. L’intruse qui vient déranger cette belle harmonie est la fille de Rose, Victoria. Elle apporte une « bonne » nouvelle : elle a enfin trouvé une place en institution spécialisée pour sa mère, près de chez elle. Radiologue, elle a pris une semaine de congés pour ranger l’appartement de sa mère, en organiser la vente et gérer le départ de Rose. Un séisme dans l’univers des quatre vieilles.

© Luc Jennepin

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La question sociale et humaine du grand âge

La pièce évoque avec tendresse l’univers du vieillissement. Un monde de petites habitudes, où chaque objet a sa place, chaque moment sa fonction, gouverné par un rythme immuable. Elle aborde aussi la question de la dépendance. À travers Rose se profile le cas de celles et ceux qui ne sont plus capables d’autonomie. Faut-il, comme l’a prévu Victoria, les extraire de leur cadre quotidien pour que des soins adaptés leur soient apportés, les privant d’un certain appétit de vivre, ou les laisser dans leur environnement, au milieu de leurs objets familiers, dans le cadre qu’ils se sont façonné au fil du temps. Une solution parfois difficile à mettre en œuvre. Victoria, en tout cas, a dérangé le cours bien huilé de leur quotidien. Elle découvre, et le spectateur avec elle, que les trois voisines se sont, de fait, installées chez Rose… Elles ont fait corps avec celle qu’elles veillent.

© Luc Jennepin

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Des « gardiennes » hautes en couleurs

Elles ne sont pas banales, les trois femmes d’un autre temps qui entourent Rose et la protègent et qui accueillent, avec une hostilité évidente, la décision de Victoria. L’une a la tête dans les nuages, un Alzheimer doux et gai et la vision prophétique, la deuxième se met de la crème sur le visage pour ralentir les années et se pomponne en permanence pour un amoureux imaginaire, la dernière, qui dirige la danse, clope des produits incertains fournis un jeune Polonais comme au temps de sa jeunesse. Dernières survivantes dans un immeuble autrefois prospère et laissé à l’abandon, elles ont partagé les croyances de l’après-guerre en un monde meilleur, où l’éducation était signe d’ascension sociale, connu les espoirs suscités par la décolonisation, ont vécu les grèves victorieuses et vu le monde se défaire avec l’avènement de la société de consommation, du tout jetable et du néo-libéralisme. Ensemble elles font front, défendent leur dernier pré carré, cramponnées au bonheur en huis clos qu’elles ont construit autour de Rose.

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Deux mondes en conflit

L’arrivée de Victoria, c’est le surgissement du monde moderne dans le cocon qu’elles se sont créé. C’est l’ordinateur et le téléphone portable, et avec eux ce qui compose le quotidien de bien des femmes modernes : élever seule ses trois enfants, gérer une situation explosive avec son ex-, travailler dans les conditions difficiles qui sont celles de l’hôpital aujourd’hui, quand les remplacements deviennent quasi impossibles, que le personnel est à bout de forces et l’institution à bout de ressources. Alors, lorsque vient s’ajouter l’hostilité masquée mais non moins perceptible des gardiennes de Rose, c’est l’explosion, le problème de trop. Victoria découvre qu’on lui a caché des informations concernant l’état de sa mère, que celle-ci ne voit plus de médecin. Son sac à main est introuvable, ses clés de voiture disparaissent, sa voiture finit à la fourrière. Elles s’emparent de son blouson – il faut bien partager, pas vrai –, dissimulent son téléphone, contrecarrent ses projets de vente. Une série de phénomènes paranormaux apparaissent dans l’appartement : bruits bizarres, lumières qui s’allument et s’éteignent, cris et gémissements, de quoi faire vaciller sa « raison » déjà mise à mal par la charge mentale qui est la sienne.

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Entre cocasserie et fantastique

Le vieux monde, incarné par ces trois vieilles qui mènent autour d’une Rose épanouie quoique muette un ballet chaleureux, regarde le nouveau d’un œil critique et prophétique. Ces trois vieilles, ce sont les trois sorcières de Macbeth, qui regardent les humains se débattre dans un monde en perdition et préconisent un destin forcément tragique. Elles sont les dépositaires de valeurs qui n’ont plus cours – la solidarité, le combat « politique », l’espoir d’un monde meilleur – et les augures du malheur qui vient. La nuit, elles quittent leur tanière pour se rendre au bord de l’eau, sur les rives d’un marécage fantasmatique où se reflète un monde qui sombre. Un marais qui ne cesse de s’étendre pour engloutir à terme tout ce qui l’entoure. Une métaphore. Sur ses rives, émergeant du brouillard qui s’élève, les esprits des morts se dressent et les gardiennes redeviennent sorcières, dépositaires de savoirs qui disparaissent.

© Luc Jennepin

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Une parabole très incarnée

Elles sont épatantes, infiniment vivantes, ces femmes qui se collètent avec leurs souvenirs ou avec leur présent en se faisant passer un petit joint, qui fredonnent des chansons italiennes ou se morigènent mutuellement parce qu’elles passent trop de temps au bain ou laissent la lumière allumée. Des battantes pleines d’humour, qui affirment haut et fort leur identité et voient la vieillesse non comme un handicap mais comme le terreau de leur liberté. Le paraître, elles l’ont largué, se sont débarrassé des faux-semblants qui encombrent la vie. Le sens du combat et de la solidarité, elles l’ont conservé et c’est cela qu’elles veulent transmettre à la cinquantenaire qui leur fait face. La poésie affleure, le rire aussi. Le texte est beau, le rêve et la réalité s’interpénètrent. Et les trois fées-sorcières, telles les Parques déroulant le fil de la vie, forment à partir de lui le nœud de tisserand où les fils s’entrecroisent pour lier ensemble les deux générations. Comme les Gardiennes d'un monde à transmettre pour que le sens demeure...

© Luc Jennepin

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Les Gardiennes S Texte et mise en scène Nasser Djemaï (éd. Actes Sud-Papiers, 2022)

S Avec Claire Aveline (Suzanne), Coco Felgeirolles (Margot), Martine Harmel (Rose), Sophie Rodrigues (Victoire) et Chantal Trichet (Hannah) S Dramaturgie Marilyn Mattéï S Regard extérieur Mariette Navarro, Julie Gilbert S Assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda S Scénographie et costumes Claudia Jenatsch S Création lumière Laurent Schneegans S Création sonore Frédéric Minière S Création vidéo Nathalie Cabrol S Maquillage Cécile Kretschmar S Régie générale Lellia Chimento S Création le 9 novembre 2022 au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne S Production Théâtre des Quartiers d’Ivry - CDN du Val-de-Marne S Coproduction Maison de la culture de Bourges, Scène nationale, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN, Théâtre de l’Union – CDN du Limousin, Le Volcan – Scène nationale du Havre, Théâtre National Populaire, CDN Rouen-Normandie, Châteauvallon-Liberté, Scène nationale, Fontenay-en-scène, Théâtre.s de la Ville de Luxembourg S Avec l’aide de la Région Ile-de-France S Avec le soutien de la MC2 : Grenoble pour la construction du décor et de Châteauvallon-Liberté – Scène nationale dans le cadre d’une résidence de création S Durée 1h45 S À partir de 14 ans

Du 12 au 16 décembre 2023, mar.-ven. 20h, sam. 18h

Théâtre des Quartiers d'Ivry - Manufacture des Œillets, CDN d’Ivry, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine. www.theatre-quartiers-ivry.com / 01 43 90 11 11

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