20 Juin 2022
Ce spectacle impressionnant nous entraîne sur la frange étroite qui sépare marginalité et folie, dans un monde où sa prise en compte, définie à l'aune des normes sociales, conduit à la torture psychiatrique. Une plongée dans l’histoire de la psychiatrie en même temps que l'évocation d'une douloureuse expérience intérieure.
Adèle Bloom a été internée par sa mère parce qu’elle n’était plus « gérable ». Petites culottes abandonnées sous le lit, attirance pour les garçons, agitation, refus de se plier aux contraintes de la société, marginalité : toutes ces raisons pourraient paraître minimes aux yeux d’un contemporain. Mais dans cette première moitié du XXe siècle où il convient de « se soumettre à Dieu », tout acte de désobéissance est une injure faite à la divinité. Adèle est donc internée dans une maison ironiquement nommée « Providence », à Halifax au Canada. Elle y rencontrera deux pensionnaires. La première, Rosemary, y a été « opérée » par le docteur Walter Freeman, le médecin qui dirige l’établissement. Depuis, devenue totalement inoffensive et apathique, elle a le cerveau d’un petit enfant et ne s’exprime plus qu’au travers d’une marionnette. La seconde, pleine de vie, lui servira de guide dans cet hôpital où tout manquement à la règle peut aboutir à une punition qui fait des malades des cobayes sur lesquels le « bon » docteur pratique ses expériences.
Une certaine Rosemary Kennedy…
Ce n’est pas par hasard que la jeune fille opérée se nomme Rosemary. La référence à l’une des filles de la tribu Kennedy est explicite. Jeune femme à problèmes dès son enfance – on lui attribuait un léger retard mental en raison des conditions difficiles de sa naissance – elle mène une existence insouciante et festive, au grand dam de ses parents qui considèrent qu’elle fait tache. Ses troubles de l’humeur, ses colères inexpliquées et ses crises d’hystérie mais aussi ses sorties nocturnes et son intérêt pour les garçons conduisent à son internement. À l’automne 1941, après un diagnostic de « dépression agitée », les médecins Walter Jackson Freeman et James Watts préconisent une lobotomie préfrontale, considérée comme une méthode miracle pour soigner les troubles psychiatriques. Elle ne s’en remettra jamais et passera un demi-siècle avec l’âge mental d’une enfant de deux ans. Quant au docteur Freeman, il poursuivra ses expériences sur les malades, pratiquant ses opérations avec la méthode « améliorée » du pic à glace enfoncé au marteau au-dessus de l’œil des patients. Quand il est finalement privé du droit d’exercer, il aura pratiqué, en toute impunité, près de 3 400 lobotomies…
Une histoire de souffrance et de révolte
Reprenant le personnage du docteur Freeman et de Rosemary, Franck Harscouët dresse un tableau très noir de la psychiatrie de la première moitié du XXe siècle et de la toute-puissance des services psychiatriques de l’époque. Laura Elko, entre marionnette et piano, impose sa présence entêtante et muette en Rosemary et Philippe d’Avila campe un médecin, jamais traversé par le doute et dépourvu d’humanité sous le regard d'un Christ en croix. À travers l’histoire d’Adèle Bloom – ainsi nommée par référence à une autre Adèle, la deuxième fille de Victor Hugo, amoureuse éperdue non payée de retour qui souffrit de troubles mentaux et passa, elle aussi, de longues années en « maison de repos » –, l’auteur met en scène un récit de résistance. Adèle refuse d’être une victime passive. Elle met en accusation le système et entreprend, pour résister à la folie qui la guette, de rédiger un journal qu’elle réussira à faire publier, ce qui lui vaudra d’être libérée. Armelle Deutsch campe une Adèle déchirée mais cramponnée à ses certitudes, qui conspue le « Dieu sauveur » absent à Providence, intériorise la douleur qui la dévore et la conduit à ces frontières où sombre la raison, sans cesser de lui opposer sa volonté de résister. Sophie-Anne Lecesne, qui campe tous les autres rôles, passe avec brio de l’infirmière garde-chiourme et de la mère de la jeune fille à l'amie d'Adèle, une malade pleine de vie, elle aussi internée pour des raisons fallacieuses.
Une histoire qui en évoque d’autres
Tout au long du spectacle, d’autres images de « malades » internés à leur corps défendant nous reviennent en mémoire. Le souvenir de Camille Claudel, internée par sa famille parce qu’elle dérange, en particulier son frère diplomate, s'invite, avec ses plaintes de maltraitance, mais aussi et surtout revient celui d'Antonin Artaud, qui livre dans sa correspondance un témoignage poignant des séances d’électrochocs auxquelles il est soumis. Comme dans le spectacle, il décrit le sentiment de dépossession de soi qui suit les séances, la sensation d’être vidé de sa substance, la conscience de s'être perdu.
Portrait-charge d’une grande virulence, renforcé par l’impunité dont jouissaient ceux qui pratiquèrent ces expériences contre nature sur des patients sans défense devenus souris de laboratoire au mépris de toute humanité, ce spectacle dresse un tableau poignant d’une situation qu’on voudrait croire disparue aujourd’hui. Si les choses ont changé, si la technique des électrochocs est moins brutale, si les pratiques barbares de lobotomie ont été bannies, les gazettes font cependant périodiquement état de cas de maltraitance. Et les reportages photo réalisés dans les hôpitaux psychiatriques de certains pays étrangers laissent à penser qu'on ne peut pas ranger dans les oubliettes de l'Histoire les pratiques inhumaines. La pièce nous met en garde de prendre pour argent comptant, sous couvert de gouverner, l'adage « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs », parce que le remède s’avère parfois pire que le mal s'il ne s'appuie pas d'abord sur notre part d’humanité. Elle nous appelle, plus largement, à réfléchir sur les moyens avec lesquels la société gère les « écarts » à ses règles et sur ce qui est considéré comme écart. Adèle Bloom, dans un certain contexte, ce pourrait aussi être nous...
Je m’appelle Adèle Bloom de Franck Harscouët
S Mise en scène Franck Harscouët S Avec Armelle Deutsch, Sophie-Anne Lecesne, Philippe d’Avilla et Laura Elko S Durée 1h30 S Production L’Affabulerie
À la Condition des Soies – 13, rue de la Croix, 84000 Avignon
Tous les soirs, 21h40 durant le Festival d’Avignon (sf les 11, 18 et 25 juillet)
Rés. 04 90 22 48 43 www.conditiondessoies.com