6 Avril 2022
Godard a toujours eu l’art de parler de lui en choisissant de parler des autres. Jamais autant une mythologie artistique personnelle n’avait été mêlée à ce point aux échos de l’Histoire. Eddy D’aranjo et ses complices, dans leur recherche de Godard, ou d’eux-mêmes, ne procèdent pas autrement.
Il est des figures, historiques ou artistiques dont la fréquentation, la proximité, sont pour le moins périlleuses. C’est le cas pour Godard, les Godard, devrait-on dire tant le cinéaste a produit d’identités protéiformes, de visages chaque fois différents et en même temps parfaitement identifiés. Entre l’enfant terrible de la Nouvelle Vague, le fondateur de la coopérative collectiviste Tziga Vertov, le vidéaste qui a tourné le dos à la fiction avant d’y revenir, l’homme qui a renié et traîné dans la boue ses anciens amis et réussi à se fâcher avec la terre entière ou presque, le provocateur impénitent dont les provocations mêmes ont fini par être digérées par une certaine « culture », on n’en finirait pas de gloser tant l’homme a pu dire tout et son contraire et rencontrer, au fil du temps, les mêmes adhésions admiratives et les mêmes inimitiés. Godard est de ceux qui ont été mythifiés vivants et le choix d’Eddy D'aranjo de le présenter sous forme quasi momifiée, en fin de vie – Godard avait 91 ans quand le spectacle a été créé – interpelle.
Un propos très « godardien »
Lorsque le spectacle commence, on retrouve les codes. Deux jeunes femmes en noir qui se disent, l’une scénographe décoratrice, l’autre régisseuse, sont sur scène. Elles nous annoncent qu’elles sont là mais ne vont pas jouer. Le petit filet de voix qui sort de leurs lèvres serait inaudible ou presque, n’était l’écran sur lequel un prompteur fait défiler leurs paroles. On repère la paluche qui permet de filmer de très près. On est en pays connu. Chez Godard. Là où l’on vous annonce le découpage de l’histoire et les changements de tableaux. Ces références, on les retrouvera tout au long de la pièce, en particulier dans l’importance de faire « image », au-delà de la parole et de « penser avec les mains ». Elles s’agitent, se déploient dans l’espace, prennent des poses, deviennent loquaces dans des scènes où le contact, avec sa physicalité, même dans la distance, importe. Un système de relations rendu manifeste, visible.
Ça dérape, ça dérape…
Apparaît un vieillard, ou du moins un comédien qui porte sur la tête un masque de silicone qui l’enferme complètement. On continue sur la lancée du « je suis lui sans être lui tout en jouant son personnage ». Il est Godard sans l’être, le Godard d’aujourd’hui avec ses plus de quatre-vingt-dix automnes. L’oncle Jeannot. Autour de lui va graviter une famille protectrice et métaphorique – avec une sœur, un frère et le compagnon de celui-ci – qui ressemble davantage à une famille d’esprit qu’à un groupe uni par des liens de sang. L’écran qui occupait toute la scène, exception faite d’une bande étroite à l’avant du plateau durant le prologue, a cédé la place à un décor qui parle de la vie : caméra, projecteur, bac de développement photo rappellent que ce vieillard cacochyme exerça une activité liée à l’image. Et d’image, justement, il va être question, au milieu de quantités d’autres choses, au hasard de conversations décousues, fragmentées, qui interrogent le quotidien, la pratique artistique, la politique. Des mots qui disent moins qu’une image, du caractère manifeste du geste, des mains qui parlent, de la laideur sereine d’un univers transparent, du vieillissement qui relègue les images dans la mémoire et fait de vous un passé sur pied – ou plutôt, peut-être, un futur antérieur. Il est question de l’art, de la beauté que la culture digère en même temps qu’elle les tue. Et le temps s’écoule. On cherche Godard tout en sachant qu’il est là, dans les propos décousus qui s’échangent. On se dit que ça n’aura pas de fin, qu’on pourrait aller fumer une cigarette et revenir – Brecht ne disait-il pas que le spectateur de théâtre devrait avoir le comportement du public du cinéma permanent ? – et qu’on retrouverait les mêmes, n’était le décor qui s’évacue peu à peu et laisse place au plateau vide. On s’ennuie, comme chez Godard, quand on se fatigue de le voir affirmer avec aplomb ce qu’il pose comme une vérité avant de la casser, et détruire avec causticité et un certain talent, il faut le dire, le sujet dont il s’est emparé. On se dit que ce cinéaste qui fut un merveilleux fabricateur d’images, avec un art de la couleur qui reste imprimé dans nos rétines, passa sa vie à déconstruire ce qu’il dressait dans ses fulgurances, à démolir avec un acharnement systématique les symphonies qu’il faisait naître. On se souvient. On s’irrite de ce meilleur avec le pire qui lui fit traîner dans la boue ses camarades de la Nouvelle Vague, des femmes qu’il a détruites ou pour le moins sérieusement amochées. De ce gourou tyrannique qui prétendait ne pas l’être tout en ne supportant pas les velléités d'indépendance. Au plateau, d’une certaine manière, se joue, avec ce vieillard subclaquant qui a perdu toute inhibition de son corps nu, une danse de mort où des asticots infiniment vivants, continuent malgré tout de grouiller sur le cadavre. Et on se demande comment tout cela va finir – au théâtre – car enfin, Godard n’est pas mort – pas encore…
Deuxième tableau. Où l’on revient au sujet sans l’avoir quitté…
Rupture. Réapparition sur l’écran des panneaux indiquant le changement de partie. Sur le plateau vide de son décor comme de ses occupants apparaît, le visage nu, un homme seul, celui qui jouait le vieillard. Il postule que nous souhaiterions sans doute avoir de Godard une vision plus « documentaire », trouver des points de repère. Avec une voix délibérément lente et douce, très éloignée du rythme de parole qu’avait Godard, il nous rappelle les étapes. La Nouvelle Vague, le groupe TzigaVertov, le cinéma « révolutionnaire », la vidéo, l’imbrication dans ses films des conditions de fabrication du film qui fait du spectateur un lecteur critique. Après la longue – trop longue – première partie, toute en digressions, on regrette que ce propos n’y ait pas été intégré pour contrebalancer le lent délitement qui engloutit la mémoire de Godard, et qu’on ait séparé, d’une certaine manière, la pensée de l’homme.
Du Vietnam à Auschwitz, une réflexion sur la nature de l’image
Le spectacle porte comme sous-titre « Je me laisse envahir par le Vietnam » et fait référence à une demande, en 1967, de Chris Marker à plusieurs cinéastes – Joris Ivens, Alain Resnais, Claude Lelouch, William Klein, Agnès Varda, et Jean-Luc Godard – de créer une séquence d’un film collectif destiné à soutenir le Nord-Vietnam, intitulé Loin du Vietnam. Considéré comme persona non grata par le Viet Minh qui lui refuse l’autorisation de tournage dans le pays, Godard choisit une forme d’anti-film. Excluant toute image du Vietnam, il choisit de se filmer lui-même en train de filmer, en développant une réflexion sur la position de l’intellectuel ou de l’artiste et son engagement – bourgeois – au service de la révolution. Caméra Œil est une mise en garde contre le cinéma « de gauche » et son paternalisme. « Laissons-nous, dit-il, à l’inverse, envahir par le Vietnam » pour penser, dans la pratique de la réalisation, ce qui participe à la violence impérialiste. Le pendant de cette réflexion sur la responsabilité politique des images est fourni par un monologue, coécrit avec Volodia Piotrovitch d’Orlik, qui passe sur scène au travers d’une projection en live. Il aborde la question de l’inexistence ou presque de documents directs attestant des exactions commises dans les camps de concentration, les nazis ayant détruit les archives au moment de leur fuite. Quatre photographies, faites par un des membres des Sonderkommandos, les équipes de détenus chargées du « nettoyage » des morts, sont ce qui nous reste de la « réalité » attestée par l’image. Au travers de cet exemple se révèle une réflexion qui engendre non seulement la question « Faut-il montrer la réalité de l’innommable » ou seulement la laisser concevoir, mais aussi interroge la fonction du montage, du rapport texte-image, de l’agencement des images entre elles.
Au travers du mélange d’irritation et de fascination qu’on ressent, des frustrations qu’on éprouve et des éclairs-éclairages qu’on goûte au fil de ce voyage en pays d'agonie et de deuil, on retrouve le meilleur et le pire de Godard, même si la question du rythme, ici, avec ses trois heures de spectacle, peut apparaître comme rédhibitoire. Ce qui est sûr, c’est que, du côté du public, la proposition est clivante. Il y a du poil à gratter dans le potage…
Après Jean-Luc Godard. Je me laisse envahir par le Vietnam
Écriture, conception et mise en scène Eddy d’aranjo
S Seront cités au cours du spectacle des extraits d’Hermann Broch, La Mort de Virgile, 1945, traduction d’Albert Kohn © Éditions Gallimard S Musiques additionnelles • Two or Three things (For Jlg) de David Darling • La bande originale du film Vivre sa vie, réalisé par Jean-Luc Godard en 1962, composée par Michel Legrand (les 15 premières secondes en boucle). S Collaboration artistique Volodia Piotrovitch d’Orlik S Collaboration technique, régie générale, plateau et cadre Édith Biscaro S Scénographie et costumes Clémence Delille S Création lumière Anne-Sophie Mage S Création son Saoussen Tatah S Création vidéo Typhaine Steiner S Accompagnement tournée lumière et vidéo Zélie Champeau Accompagnement tournée son Baudouin Rencurel S Avec Majda Abdelmalek, Édith Biscaro, Clémence Delille, Nans Merieux, Volodia Piotrovitch d’Orlik, Bertrand de Roffignac et Léa Sery S Durée estimée 2h40 S Après Jean-Luc Godard… a été créé au le 19 janvier 2021 au Theâtre de la Commune - Centre Dramatique National d’Aubervilliers puis recréé le 22 février 2022 au Théâtre National de Strasbourg S Production déléguée Prémisses S Coproduction La Commune – Centre Dramatique National d’Aubervilliers, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre de la Cité internationale, Centre Dramatique National de Tours – Théâtre Olympia S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien du Fonds d’Insertion Professionnelle destiné au jeunes comédien.ne.s diplômé·e·s de l’ESAD – PSPBB S Avec la participation du dispositif Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire S Avec le soutien de la Drac Île-de-France et de la Région Île-de-France. S Eddy d’Aranjo est le lauréat 2019 du Dispositif Cluster initié par Prémisses, Office de production artistique et solidaire pour la jeune création, et est à ce titre en résidence de création et d’action artistique au Théâtre de la Cité internationale pendant trois ans. Il est associé à la Commune - Centre Dramatique National d’Aubervilliers, au Théâtre Olympia - Centre Dramatique National de Tours, et au Théâtre National de Strasbourg. S Remerciements Compagnie Si Vous Pouviez Lécher Mon Cœur
Du 4 au 19 avril 2022, lun.& ven. à 20h (sf 8 avril), mar., jeu., sam. à 19h
Théâtre de la Cité internationale, 14 boulevard Jourdan, 75014 Paris
Rés. 01 43 13 50 50 www.theatredelacite.com
TOURNÉE 2022
18 > 21 octobre au CDN de Tours