10 Septembre 2021
Retrouver les chemins du rire est le propos affiché du spectacle. Parce que la société marche la tête à l’envers et qu’il vaut mieux en rire. Pour dire « merde » aussi à tous ceux qui voudraient nous enfermer dans les cadres normés et normatifs qui ont refait surface. Rire aussi pour sortir du marasme sanitaire qui n’a laissé personne indemne… Pari réussi pour Jean-Michel Ribes.
Extérieur nuit. Dans un coin, un réverbère. Une façade d’immeuble se dresse sur un fond de ciel qui enserre la scène et ne cessera d’évoluer, marquant les heures du jour et de la nuit. Cet immeuble, il se retournera comme une crêpe, révélant l’envers de la façade, les intérieurs qu’elle abrite et les habitants qu’elle héberge. Ses occupants, justement. Trois d’entre eux viennent de rentrer du théâtre. Habillés, comme on le faisait autrefois pour aller au spectacle. Un couple de bourgeois et une critique. Et de quoi parlent-ils sinon de théâtre ? L’une parle de sa détestation, l’autre de son amour déçu pour des alexandrins maltraités. Le théâtre se rit de lui avant de rire des autres…
Une galerie de personnages
À la manière d’un Perec détaillant la vie d’un immeuble et de ses occupants, on va les voir apparaître tour à tour, les personnages qui composent ce raccourci d’humanité. Il y a le couple bourgeois, réac’ comme il se doit, et leur fille, amoureuse bien sûr d’un immigré ou considéré comme tel, même s’il peut exhiber victorieusement sa carte d’identité française aux yeux d’une maréchaussée méfiante. Il y a l’évadé de la campagne qui abhorre la nature sous toutes ses formes, y compris la première pousse d’herbe qui croît entre les pavés, le plombier raciste et fier de l’être, qu’on remplace, parce que trop c’est trop, par un SDF africain bien plus compétent. Il y a l’employé de ministère, avec sa petite silhouette rétrécie, engueulé par sa femme parce qu’il a renversé son café et laisse des traces de confiture partout. Il y a le couple aristo qui ne comprend rien à ce qui se passe, les vegans confits en exercices de yoga, en méditation et en tisanes qui côtoient les amateurs de viande – rouge, comme il se doit. Et tous les autres, avec bien sûr l’incontournable bignole, la « gardienne d’immeuble » pour le dire élégamment, qui traîne ses poubelles en faisant la conversation avec tout un chacun tandis que des jeunes slament dans la rue…
Des comédiens à tiroirs
Ils ne sont qu’une dizaine à jouer pas loin de quarante personnages. Un petit tour de piste et hop ! dans les coulisses, changement de perruque et de costumes à une allure qui défie l’entendement pour revenir, métamorphosés, dans la peau d’un autre personnage. De la critique mondaine à la ménagère harpie, du noble à particules et au langage choisi au jeune en blouson coloré qui tire au fusil sur tout ce qui ressemble à un oiseau par haine de la nature, du bourgeois en costume rose qui déteste les socialistes au plombier traînant sa dégaine et sa boîte à outils, ils se métamorphosent avec bonheur, adoptant le langage et les attitudes de leur personnage en un tournemain. Blonds, bruns, « bronzés », voire très « bronzés », jeunes et vieux, bien portants et malades, harengères ou snobs, bourgeois engoncés dans leur conformisme ou révolutionnaires en herbe, ils incarnent la multiplicité des figures de la galaxie humaine.
Un humour corrosif
Sous la plume de Jean-Michel Ribes, tout ce petit monde se met à valser de travers. La concierge lit le courrier et se transforme en conseillère conjugale. La jeune fille, en révolte contre sa famille, clame un « C’est merveilleux ! Papa est mort ! » Le policier s’éprend de l’étudiant en médecine qu’il matraque – l’amour dans la fumée des lacrymogènes, c’est super ! – et se désespère que la manif’ ait été annulée. Proust est populaire – normal, il s’appelle Marcel. L’art devient facile et la critique difficile. Côté racisme, on est servi. Tout le monde sait que Gabonais / Camerounais, c’est la même chose et qu’on « leur a tout appris, surtout l’Histoire de France ». Malgré tout, à tous ceux qui doutent que leurs ancêtres soient des Gaulois, on a tout de même accordé des droits. « Les animaux en ont bien. Pourquoi pas eux ? » C’est la distribution gratuite et pour tous. Les malaises alimentaires des vegans se résolvent dans la myonnaise et les histoires d’amour s’écrivent, dans des vers de mirliton, au potiron.
Avec excès et sans filtre
Jean-Michel Ribes ne recule devant aucun excès. Les bourgeois, qui sont « la tiédeur du monde », ont des gaz dès qu’on leur parle de socialisme. Les vierges promises par Mahomet entrent dans la sphère du marketing et de la propagande façon électorale. L’administration n’est pas épargnée et les ministères deviennent des lieux de partouze généralisée. On se félicite de la suppression des amendes pour absence de tri des déchets. On se réjouit que l’inondation ait rendu la ville « propre » en nettoyant les quartiers pauvres et on fait leur fête aux écolos. Le policier accuse son infirmière de femme d’avoir « pris le melon » après avoir été applaudie pour son action lors de la pandémie. Quant aux aristocrates qui trouvent un SDF inanimé qu’ils prennent pour mort, ils lui cherchent, charitables et pleins de compassion, une dernière demeure autre que la fosse commune qui est « la maison de ceux qui n’ont pas de maison ». Dans ce jeu de massacre qui n’épargne rien ni personne, où Arthur Rimbaud donne la réplique à Marcel Proust et où le mauvais goût est aussi de mise, chacun en prend pour son grade. On pense au théâtre de boulevard, avec sa succession de séquences menées tambour battant, mais à un théâtre de boulevard qui serait passé à la moulinette de la critique sociale, un Labiche acharné à démonter les faux-semblants qui aurait basculé côté Brecht première manière, le jeune homme au poil raide et à la plume acérée de la Noce chez les petits bourgeois. Jean-Michel Ribes, en bon anar’, y ajoute le précepte qu’on peut rire de tout, en version noire, même de soi-même…
J’habite ici. Pièce en douze appartements, une concierge dans l’escalier et une rue devant
Texte et mise en scène de Jean-Michel Ribes (texte publié chez Actes Sud)
S Assistant Olivier Brillet S Avec Olivier Broche (Maurice, le Policier 2, Gilles Feuillade, André Martineau, Gandji Level), Manon Chircen (Jacqueline Carminel, Sylviane Feuillade, Francine, Pauline, Aglaé Tambier de Lisle, Adja Level), Romain Cottard (Monsieur Larcher, François Lacoste, Florian Tambier de Lisle), Charly Fournier (Monsieur Damian, Tom, Thibaut Magon-Valières, Raymond Bouchardol), Annie Grégorio (Madame Janine, la concierge), Jean Joudé (Karim, Jean-Marie Feuillade, Jim, Monsieur Blondin), Alice de Lencquesaing (Marie Carminel, Sophie, Yvette Lacoste, Séverine Magon-Valières, Kantia Level), Philippe Magnan (Léon Carminel, Étienne Feuillade, Michel), Marie-Christine Orry (Madame Proprino, Monique Martineau, Rose Bouchardol) et Stéphane Soo Mongo (Jean-Claude, le Policier 1, Henri, Le Coach, Napoléon) S Scénographie Emmanuelle Favre S Costumes Juliette Chanaud S Lumière Hervé Coudert S Son Guillaume Duguet S Maquillage et coiffures Catherine Saint-Sever S Production Arts Live Entertainment, Richard Caillat Coproduction Théâtre du Rond-Point
Au Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris
Du 3 septembre au 17 octobre 2021, 21h. Le dimanche, 15h – relâche les lundis et le 16 septembre
Tél. 01 44 95 98 00. Site www.theatredurondpoint.fr