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Arts-chipels.fr

EVEREST. UNE FABLE INITIATIQUE SUR LES APPRENTISSAGES DE L’EXISTENCE.

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Cet attachant spectacle de marionnettes qui met en scène une famille à l’existence pas très rose offre, sur le mode onirique et poétique, une belle parabole sur ce que signifie « grandir » et s’accomplir, qu’on soit petit ou grand…

Aïe ! Un père, en promenade dans la forêt avec son enfant – ici une petite fille – a été mordu par un serpent. Il envoie sa fille chercher de l’aide. C’est la panique ! Les arbres se font menaçants, les branches la griffent, des bras invisibles la retiennent. Pour s’échapper de la forêt, la petite fille devra y laisser une main. Lorsqu’elle revient chercher son père, c’est sous une feuille morte qu’elle le découvre. Dans l’intervalle, il est devenu minuscule. Ils regagnent un foyer en pleine déconfiture : le toit fuit, le froid entre par les fenêtres, la chaudière va rendre l’âme. Il faut dire que seule la mère fait bouillir la marmite et assume la charge de l’entretien du foyer. Le père est un bon à rien. Paresseux dès l’origine, il est devenu, maintenant que le voilà homoncule, complètement inutile. Il ne peut donc que continuer à rapetisser jusqu’à atteindre la taille d’un pépin. Voilà cependant qu’il se met en tête de retrouver sa taille initiale en titillant, dit-il, les « sommets ». Mais en guise de Mont Blanc ou d’Annapurna, ces sommets seront littéraires. Une maison miniature sur la table, aménagée avec des emballages de surgelés, et voici la petite fille, désireuse d'aider son père, qui tourne pour lui les pages des livres. C'en est fini de l’école. Et quand la mère perd son travail, que la famille n’a plus pour horizon que des achats à crédit qu’elle ne peut rembourser et que les repas se réduisent à des oignons achetés parce qu’ils étaient en promotion, il ne manque plus que les poursuites de la banque pour parachever le tableau…

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Une narration à plusieurs niveaux

La pièce fait alterner le récit de l’enfant, qui raconte l’histoire et la commente, et les dialogues qui relient les personnages. L’enfant est le conteur – ici la conteuse car le genre importe peu – et ce qu’elle raconte n’est pas forcément vrai. C’est la manière dont elle imagine l’histoire qui constitue la trame. Elle n’est déjà plus la petite fille qu’elle était. Elle est devenue adulte, sait comment ça se termine et les épisodes qu’elle évoque sont comme des flashbacks sur lesquels elle revient. La dimension du merveilleux, elle la fabrique dans son imaginaire peuplé de menaces qui sont le reflet de ses peurs, comme dans cette forêt hostile où grouille une vie invisible, et d’émerveillements surgis de la malle au contenu inépuisable avec ses milliers de livres, de 20 000 lieues sous les mers à Don Quichotte, ou de Tolstoï à Jack London – autant d’appels au rêve et à la reconstruction d’une réalité fantasmée. C’est avec des fantômes d’elle-même et de ses proches qu’elle dialogue, noires silhouettes aux visages blafards remontés du royaume des souvenirs, chœur antique portant l’histoire, la commentant, intervenant pour la compléter.

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Espace du dehors, espace du dedans

Un large cadre de bois brut délimite la frontière entre la cuisine de la maison, à l’avant-scène – où se déroulent les séquences liées au quotidien de la famille – et la forêt, un espace onirique situé à l’arrière-plan où les arbres se déplacent et où la nature se fait mouvante au gré de la vision que définit le Narrateur-Narratrice. La lumière dessine sur le sol la trace d’une masse de feuillage, un escabeau se mue en bibliothèque. Mais bientôt espace du dedans et espace du dehors interfèrent et échangent. Dès que les livres apparaissent, les codes disparaissent, les murs deviennent poreux, les frontières indécises. La matière romanesque s’échappe de la cuisine tandis que s’égrènent références et personnages : Roméo et Juliette, Madame Bovary, Phèdre, Électre, Docteur Jekyll et Mister Hyde résonnent avec Pelléas et Mélisande ou le Petit Chose. Les livres s’envolent tels des papillons que les personnages suivent des yeux et du geste. Et la forêt elle-même change de nature.

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Un échange entre marionnettes et théâtre

Constante de la démarche de la compagnie Tro-Héol, la pièce établit un dialogue permanent entre personnages de théâtre et marionnettes. Mais complexe est leur relation tant le dialogue entre marionnettes et acteurs pas seulement manipulateurs est riche et diversifié. Les marionnettes, elles empruntent à divers registres en fonction de l’évolution de l’histoire et des personnages. L’enfant marionnette, manipulé à plusieurs, grandit au fil du spectacle avant de venir s’incarner dans une comédienne. Son père – un acteur de chair et d’os –, à l’inverse, rapetisse à la dimension d’une marionnette à tiges, aux mains et aux pieds démesurés, au comportement éminemment mobile et expressif, avant de devenir pépin de fruit invisible aux yeux, que seul le manipulateur fait vivre, puis de grandir à nouveau à mesure que le Père fait la reconquête de lui-même. Quant à la mère, incarnée tout au long du spectacle par une actrice, elle s’habille de couleurs fraîches une fois sa voie trouvée. Les rôles s’échangent, les manipulateurs deviennent acteurs et les acteurs manipulateurs sans que la compréhension en soit affectée, renvoyant au spectateur une image multiple dans laquelle il peut se reconnaître. Conçu comme un spectacle de fin d’études pour les étudiant.e.s de dernière année de l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM) qui en a fait la commande, Everest offre ainsi en même temps qu’une exploration professionnelle une fable très habitée.

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Une affaire de dévoration mythique

Toute la pièce est placée sous le signe de l’engloutissement. Dès le moment où le père se trouve rapetissé, chacun des personnages se trouve confronté à la perte d’une partie de lui-même. Pour parvenir à sortir de la forêt, la petite fille doit laisser comme tribut, outre sa chemise, l’une de ses mains que les ronces dévorent. Elle est amputée de la part qui la rattache à la Nature quand elle est confrontée au réel. Lorsqu’elle mange, par mégarde, son père dans des mini-saucisses, elle absorbe ce qu’il a à lui apporter en même temps qu’elle le raye de sa vie… On pense aux contes qui peuplent l’imaginaire populaire, à ce dragon tarasconnais qui avale les enfants pour les recracher à l’âge d’homme. La petite fille devra absorber l’héritage de ses parents pour grandir. Et lorsqu’elle n’aura plus besoin de ses parents, qu’elle sera devenue elle-même, elle récupérera sa main. Quant au père, sa renaissance viendra avec sa décision d'aller au bout de lui-même et d’assumer ce qu’il est, même si le chemin qu’il emprunte vers les rivages de la fiction littéraire le conduisent à finir absorbé par la forêt…

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Une fable initiatique

C’est au bout d’une longue route, semée d’embûches, où manger et être mangé sont autant de signes d’une conquête de soi, où perdre et se défaire sont le moyen de se gagner que se dessine le chemin vers l’intérieur, vers l’accomplissement de soi. C’est ce que ressent la petite fille que chaque nouvelle épreuve atteint par une douleur au bras. C’est ce que vivent, chacun à leur façon, les personnages. Le père, « un pauvre type pour qui j’ai perdu ma main », dit-elle de lui, troque sa couardise et sa paresse contre l’appel de l’imaginaire. Et si sa mère quitte le domicile familial, c’est qu’elle a elle aussi choisi de voguer vers d’autres cieux. Quant à la fillette, qui n’a plus besoin de ses parents, elle s'assume elle-même. Ce parcours poétique attachant et imagé chemine entre pragmatisme et onirisme. Parcours du matériel vers l’essentiel, il rencontre aussi des préoccupations qui résonnent aujourd’hui. Dans une époque qui met à mal l’imaginaire, il est temps d'explorer à nouveau les mondes illimités du rêve. À chacun de découvrir l’Everest qui est en lui…

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Photo Christophe Loiseau – Institut International de la Marionnette/ESNAM

Everest. Texte de Stéphane Jaubertie (éd. Théâtrales). S À partir de 10 ans

S Mise en scène Martial Anton et Daniel Calvo Funes S Construction des marionnettes Daniel Calvo Funes et Steffie Bayer, avec les étudiant.e.s Enzo Dorr et Coralie Brugier S Scénographie et décors Olivier Droux S Création sonore Anna Walkenhorst S Soutien à la dramaturgie Pauline Thimonnier S Création lumières et régie Antoine Lenoir S Costumes et éléments de décor : Charlotte Paréja et Sara Sandvisqt S Interprétation et manipulation : Coralie Brugier, Rose Chaussavoine, Marie Herfeld, Erwann Méneret, Camille Paille, Marina Simonova S Régie générale Thomas Rousseau

Du 18 au 25 juin 2021, puis les 23 et 24 septembre 2021 au Festival mondial des théâtres de marionnettes à Charleville Mézières

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