26 Juin 2021
Dans le contexte d’une Maison de la Culture occupée, celle du Havre dont le collectif d’occupation milite pour la réouverture des lieux culturels, cette pièce qui a pour point de départ une reconversion d’usine et les angoisses de la fermeture prend une coloration particulière.
Rabudôru, poupée d’amour commence au moment où une entreprise de jouets, menacée de fermeture, est reprise par un industriel japonais qui veut la transformer en fabrique de rabudôrus, des love dolls, des poupées grandeur nature en silicone que l’acheteur peut façonner à sa guise – couleur des cheveux, de la peau, tour de taille ou de poitrine, silhouette, etc. Une famille est prise au piège, d’une certaine manière, dans ce projet. Elle, déléguée syndicale, lui, cadre de l’entreprise, le père, atteint d’Alzheimer. On suivra tout au long de la pièce, les réticences de la femme, qui s’insurge du sort fait aux femmes quand on les remplace par des mannequins silencieux et dociles, l’enthousiasme et les angoisses du mari, intoxiqué par sa direction, qui y investira l’argent du ménage et l’évolution du père, miraculeusement mais temporairement « sauvé » par la présence de la poupée et l’intervention d’un médecin qui se mue en chanteur de rock…
Un décor « futuriste » et un univers médiatisé
Des panneaux composés de néons disposés verticalement délimitent les espaces. Mobiles, ils renvoient tour à tour à l’univers de l’usine ou aux pièces de la maison. Sous le regard de deux caméras qui filment en live les personnages, on voit apparaître, sur les écrans disposés en fond de scène, les visages des personnages, comme épinglés au mur, séparés lorsqu’ils se disputent, associés lorsqu’ils avancent de concert. Une vision plutôt « clinique » dans un univers tout en clairs-obscurs où le réel s’éloigne et où les personnages paraissent comme étrangers, déconnectés, conceptuels.
L’artificiel palliatif du naturel
Le développement des rabudôrus est un phénomène qui s’étend aujourd’hui, et pas seulement au Japon. On a ainsi expérimenté des versions « bébés » auprès de personnes âgées souffrant d’Alzheimer et constaté que, pour certains, cela entraînait une amélioration de leur état. Plus généralement, il convient de noter que leur usage n’est pas seulement sexuel – ces poupées sont lourdes, 45 kg, et les mouvoir n’est pas chose aisée – mais correspond à la fonction d’« humain de compagnie » – on se souviendra au passage que les Japonais avaient déjà créé les tamagotchis, ces animaux de compagnie virtuels qu’on éduquait, nourrissait et qu’on pouvait connecter entre eux… Mâles et femelles, parents et enfants, nouveaux spécimens, interactions via la Toile, il y avait de quoi combler tous les amateurs de rapports humains en manque, d’autant qu’on en gardait la maîtrise. La love doll est une autre forme de ces créatures inventées pour pallier la solitude…
Une fable autour de l’argent
La question du profit revient comme un leitmotiv tout au long du spectacle. Argument avancé pour la survie de l’entreprise, la création des rabudôrus devient un enjeu matériel pour la famille. Leur réussite est le moyen de tenir, d’envisager l’achat d’une maison alors même qu’un enfant est à naître. Tous ont les yeux rivés sur les cours de la bourse et les campagnes de comm’ qu’un rien déstabilise et fait sombrer. Des décisions purement économiques engagent tous ceux qui, de gré ou de force, sont partie prenante de l’aventure. C’est aussi le miroir aux alouettes dans lequel le mari se perd, y investissant tout l’avoir du foyer.
Le spectacle oscille entre tous ces thèmes comme il balance entre plusieurs partis, un côté militant assez simpliste, une réflexion sur l’artificiel qui n’est pas menée à son terme, des images de solitude individuelle esquissées sans être creusées et des séquences assez drôles qui tirent avec bonheur la pièce vers la farce. On regrettera qu’à courir plusieurs lièvres à la fois, le spectacle n’en attrape aucun et qu’à force de vouloir tout embrasser, la pièce mal étreigne…
La lave sous le Volcan
Le spectacle était accueilli par le Volcan, siège de la Maison de la Culture du Havre, ainsi nommé en raison de la forme particulière de son architecture, imaginée par Oscar Niemeyer, qui fut – entre autres – le concepteur de Brasilia. Créée par André Malraux pour proposer le meilleur de l’art hors de la capitale, la Maison de la Culture du Havre célèbre cette année son 60e anniversaire. Elle est – ironie du sort – comme tous les lieux culturels, fermée au public.
Elle fait actuellement, comme un nombre croissant d’établissements culturels et artistiques, l’objet d’une occupation des lieux. Le mouvement, parti le 4 mars dernier du Théâtre de l’Odéon, fait tache d’huile et concernait déjà mi-mars une soixantaine de lieux, du TNS de Strasbourg au Quartz de Brest en passant par la Criée de Marseille, le Théâtre de la Cité à Toulouse ou l’Opéra de Bordeaux. Un grand nombre de villes de tailles plus modestes – Aurillac, Amiens, Angoulême, Montluçon, Besançon, etc. – sont partie prenante de ce mouvement. Au Havre, les sympathisant.e.s, solidaires de tous les précaires, artistes, étudiant.e.s et intermittent.e.s affirment la nécessité de rouvrir les lieux de culture dont les études ont prouvé l’innocuité en matière de propagation de l’épidémie en raison des protocoles drastiques de protection mis en place. Ils dressent aussi un état des lieux alarmant pour les professions artistiques et celles qui gravitent autour – environ 670 000 personnes et 2,5 % de la population active selon Le Point – qui sont menacées d’asphyxie. Ils militent, au-delà de la réouverture des lieux culturels, pour que des mesures concrètes soient prises telles que la prolongation de l’année blanche sur les droits au chômage, l’abandon du projet de réforme de l’assurance-chômage, un plan de financement massif à l’emploi dans le secteur culturel, mais aussi l’obtention pour tous les étudiant.e.s d’aides leur permettant d’étudier, de se nourrir et de se loger, l’extension du RSA aux 18-25 ans et, pour tous les intermittent.e.s du travail, l’accès aux congés maladie et maternité… Un programme de toutes les solidarités qui place la culture au sein d’un projet social plus vaste.
Rabudôru, poupée d’amour. S Écriture et mise en scène Olivier Lopez S Avec Alexandre Chatelin, Laura Deforge, Didier de Neck et David Jonquières S Assistanat à la mise en scène et script stream Lisa-Marion McGlue S Collaboration dramaturgique Julie Lerat-Gersant S Création lumière et régie générale Louis Sady S Musique et régie son Nicolas Tritschler S Bande son et mixage stream Pierre Blin S Cadrage et réalisation vidéo Jonathan Perrut S Cadrage et régie plateau Simon Ottavi S Scénographie vidéo Olivier Poulard S Réalisation stream Emmanuel Pampuri S Scénographie Luis Enrique Gomez S Costumes Angela Séraline et Carmen Bagoé (Atelier Séraline) S Coiffure et perruques Muriel Roussel S Photographies plateau Virginie Meigné, Alban van Wassenhove S Fabrication de la poupée 4WOODS
Du 7 au 29 juillet à 14h – Théâtre des Halles (salle Chapitre), rue du Roi René, 84000 Avignon