7 Février 2020
Ce beau film très bergmanien de Jan-Ole Gerster est du domaine de l’épure, du silence et du presque rien. Sa sobriété infiniment signifiante est servie par une interprétation séduisante qui ne se laisse pas enfermer dans la schématisation.
Une femme contemple la ville, au loin, de sa fenêtre ouverte. Dans l’appartement, un étrange espace vide se niche entre deux bibliothèques. Un tabouret de piano en occupe le centre. La femme revient dans la pièce, va chercher une chaise pour atteindre le rebord de la fenêtre, monte sur la chaise. Mais on sonne à la porte : des policiers sont venus la chercher pour être le témoin d’une perquisition chez l’un de ses voisins. De mauvais gré, elle les suit. Visage fermé, réponses minimalistes, résistance aux tentatives de dialogue du voisin. Pensait-elle au suicide ? On ne le sait, mais l’occasion est perdue. Une scène analogue se rejouera vers la fin du film comme pour boucler une boucle qui s’échappe sans cesse pour former d’autres volutes.
Portrait d’une femme en petites touches rapides
Cette femme, dont le visage cadenassé est la seule chose qu’elle livre, nous allons la découvrir au fil d’une journée, rassembler des pièces éparses éclatées dans le temps pour reconstituer son portrait, connaître son histoire. Lara Jenkins est une femme sans complaisance. Ce jour-là elle a soixante ans. Elle a cessé de travailler – dépression, peut-être. Cadre administrative, elle provoque encore l’hostilité de ses anciennes subordonnées lorsqu’elle leur rend visite. Son comportement ce jour-là peut sembler erratique. Elle retire tous ses avoirs de la banque, tire sur sa cigarette tout au long d’une errance qui la mène d’un magasin de vêtements où elle fait l’acquisition d’une robe de soirée qu’elle jette dans une poubelle de toilettes, erre du conservatoire à la maison de sa mère, délivre au fil de ses pérégrinations des places de concert comme on jette des bouteilles à la mer, fuit quand on lui adresse la parole. Seuls quelques gestes nerveux de la main, une légère crispation des traits, un mince sourire parfois traduisent une réaction aux autres. Impavide, le visage impassible, elle rend comme une dernière visite à ceux qu’elle a connus.
Une mère à la dérive
Peu à peu l’image se forme, son histoire s’ébauche. Une affiche, un enfant dont elle corrige – presque machinalement – l’attitude au piano, les réflexions de passants, celles de ses proches, nous rapprochent de son histoire. Son fils, ce soir, se produit en concert et ce sont ses compositions qui sont jouées. Mais elle n’a pas été invitée. Il doit pourtant sa réussite, d’une certaine manière, à sa mère, qui l’a poussé sans relâche, presque jusqu’à la maltraitance, sur la voie de la musique. Elle le cherche, lui téléphone en vain. Il se dérobe. Déjà il l’avait quittée pour habiter chez sa grand-mère. Ce concert où il intervient en tant que compositeur est un pied-de-nez à la volonté maternelle de faire de lui un interprète de génie. D’où qu’elle se tourne, elle ne rencontre qu’une hostilité qui reflète sa propre dureté, sa propre fermeture. Cette mère qui aime ne sait pas dire « je t’aime ». Et son fils échappe à son emprise. Elle le sent, ne comprend pas le poids que fait peser son exigence permanente sur ceux qui l’entourent. Rien n’est jamais assez et quelques heures avant le concert de son fils, lorsque celui-ci s’inquiète de son avis sur ses compositions, au lieu de le rassurer elle trouve encore à redire. Elle achète cependant tous les billets encore disponibles, invite des gens qu’elle ne connaît pas à venir, s’enfuit pour revenir durant la représentation. Dans une évocation pointilliste, Jan-Ole Gerster décrit la difficile relation que vivent la mère et le fils, la dépendance et l’estime mutuelle qu’ils éprouvent l’un pour l’autre mais en même temps le caractère dévorateur de l’amour de la mère qui ne conçoit son fils que dans la dépendance.
Une déclaration d’amour à la musique
Au-delà des relations conflictuelles entre Lara et tous les personnages se tisse en filigrane une autre histoire, directement liée à la musique. Ce que Lara Jenkins a transmis à son fils, à grands coups de phrases négatives pour le pousser toujours plus loin, c’est son propre héritage musical, brutalement interrompu par elle sans donner de raison. À travers son enfant, elle poursuit un rêve qui pour elle a tourné court. On apprendra lorsque le film s’achève les raisons qui ont motivé cette fuite. Lorsqu’elle convie son ancien professeur de piano au concert de son fils et que la mémoire revient au vieux monsieur, les pièces se mettent en place comme une ultime touche qui vient parfaire cette sonate d’automne d’une femme dont les repères ont été détruits.
Un magnifique travail d’acteur
Dans ce film, les silences, fréquents, sont éloquents, les dialogues minimalistes. Échanges de regards, gênés, par en dessous, esquives, absence de contacts physiques, barrières mises par Lara dans tous les moments de sa vie créent une atmosphère oppressante. De distance en barrière de protection puis de barbelés en murs, Lara Jenkins construit la prison où elle s’enferme. La tension y a une dimension palpable qui va crescendo. Les acteurs, chacun dans leur registre, concourent à la densification de la situation. Face à une Corinna Harfouch recroquevillée sur sa difficulté d’être, ils expriment le mal-être qu’on éprouve, confronté à une douleur si compacte qu’elle contamine ceux qui l’entourent.
Une réalisation pointilliste
La force du film ne réside pas dans un quelconque pathos que traduiraient les personnages. Elle est dans l’effroi que construisent ces petites notations accumulées, dans cette accumulation de faisceaux épars qui finalement se rejoignent. Comme dans un tableau pointilliste, si l’on regarde les points de près, on ne perçoit pas le tableau. Il faut se reculer pour que la coexistence des notations colorées et leur disposition fasse sens. Cette tranche de vie captée dans de beaux plans procède de la même démarche. Dans cette histoire très banale – l’émancipation d’un enfant que les parents n’acceptent pas toujours – se racontent d’autres histoires, qui se construisent au fil des bribes qui viennent s’agréger. Comment les interpréter ? Le film ne tranche pas. Et le final procède de même. Il n’y a pas de terme, seulement un champ de possibles où chacun reste libre de projeter sa version. Dans ce presque rien qui englobe la trame s’agite un monde qui nous renvoie à nos propres murs.
Lara Jenkins. Sortie en France : 26 février 2020
Réalisation : Jan-Ole Gerster
Scénario : Blaž Kutin
Production : Marcos Kantis, Martin Lehwald et Michal Pokorny. Co-production: Studiocanal - Kalle Friz et Isabel Hund. Direction de production : Dorissa Berninger
Image : Frank Griebe. Montage : Isabel Meier
Son : Magnus Pfluger. Mixage : Hubertus Rath
Composition musicale : Arash Safaian. Piano : Alice Sara Ott
Costumes : Anette Guther. Casting : Nina Haun
Avec : Corinna Harfouch (Lara), Tom Schilling (Viktor), André Jung (M. Czerny), Volkmar Kleinert (Professeur Reinhofer), Rainer Bock (le père de Viktor)