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Arts-chipels.fr

Degas à l’Opéra. L’art et l’artifice.

Degas à l’Opéra. L’art et l’artifice.

Il y a deux ans, le musée d’Orsay consacrait une exposition à la relation intime de Degas avec le dessin. Il se penche aujourd’hui sur l’Opéra, centre d’intérêt privilégié de l’artiste et lieu d’élection de toutes ses synthèses artistiques.

Si l’histoire a retenu d’Henri de Toulouse-Lautrec ses scènes de maisons closes et sa passion pour le music-hall, elle a rapproché Edgar Degas, son contemporain, essentiellement de l’Opéra, bien que celui-ci ait aussi approché le café-concert qu’il appréciait au point d’imaginer des airs d’opéra interprétés par une chanteuse de caf’conc’. À l’un le mouvement du cancan, à l’autre les frous-frous de tulle des tutus. Si leur style et leur manière de peindre les oppose, chez l’un comme chez l’autre la primauté du dessin et de la rapidité d’exécution fait loi. Si Degas, plus âgé, s’est inscrit dans la famille des impressionnistes, l’autre, plus jeune bien que son contemporain, s’est rapproché des nabis et de l’art Nouveau. Autant de choix qui les éloignent bien que dans les deux cas, ils aient ouvert des voies à la modernité.

Le Rideau, vers 1881 Pastel Washington, DC, The National Gallery of Art Photo © Washington, DC, The National Gallery of Art – NGA IMAGES

Le Rideau, vers 1881 Pastel Washington, DC, The National Gallery of Art Photo © Washington, DC, The National Gallery of Art – NGA IMAGES

Degas et l’Opéra

L’Opéra, et en particulier la musique, sont pour Degas comme une seconde nature. Coutumier chez son banquier de père des concerts de haute volée, intégré au monde des bourgeois qui hante les coulisses de l’Opéra où s’ébat une foultitude de jeunes danseuses convoitées par les beaux messieurs, ami de nombre de musiciens dont il fait le portrait, Degas se fait le témoin de cette vie souterraine qui grouille sous l’éclairage cru du gaz qui illumine la scène. Mais ce qui l’intéresse, c’est la seconde peau, celle qui se camoufle sous le masque de la lumière et sous les bouquets, celle qui révèle l’étirement des corps fourbus ou la cheville qu’on masse, le corset qu’on ajuste, le jupon qu’on fixe. C’est le contraignant travail quotidien à la barre, c’est le décor dont l’illusion est rompue par les montants de cadre qu’on aperçoit, la magie dessillée, dépouillée de son aura par l’attestation de l’artificialité du spectacle.

Ballet, dit aussi L’Etoile,1876 Pastel sur monotype, 58,4 x 42 cm Paris, musée d’Orsay, RF 12258 Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Ballet, dit aussi L’Etoile,1876 Pastel sur monotype, 58,4 x 42 cm Paris, musée d’Orsay, RF 12258 Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Entre réalité et fantasme

Cette vie surprise dans l’instant, fantasque et fugace en même temps que quotidienne et sans apprêt, plus concrète et tangible que la symphonie bien ordonnancée de la magnificence des décors et des costumes, Degas donne lui donne l’illusion de la vie réelle. Alors qu’il n’est pas encore admis au rang des habitués des « trois jours » qui ont le privilège d’errer librement en coulisse ou de fréquenter le foyer de l’Opéra, il se fait raconter ce qui s’y passe, invente à un endroit un escalier qui n’existe pas mais qui lui permettra d’expérimenter un surgissement de plan, dresse à un autre des colonnes improvisées qui, bien sûr, ne sortent que de son imagination. « On voit, dit-il, comme on veut voir. Et cette fausseté constitue l’art. » Ainsi ce n’est pas tant la réalité derrière l’artifice qui intéresse le peintre mais bien ce que la peinture, illusionniste, peut créer dans ce monde de l’illusion.

L’Orchestre de l’Opéra, vers 1870 Huile sur toile, 56,5 × 45 cm Paris, musée d’Orsay, RF 2417 Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

L’Orchestre de l’Opéra, vers 1870 Huile sur toile, 56,5 × 45 cm Paris, musée d’Orsay, RF 2417 Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

L’Opéra, terrain d’expérimentation artistique

Au-delà de la traversée des apparences c’est à une autre fête que Degas nous convie. S’il tente de saisir la vérité d’une posture à travers des myriades de dessins et de crayonnés qu’il réalise en permanence, c’est aussi pour pouvoir nous proposer une autre vision, nous permettre de poser le regard autrement. Dans le Ballet, dit aussi l’Étoile (1878, musée d’Orsay), le regard plonge du dessus sur le solo de l’étoile, tandis que se révèle la vie cachée par le décor : un homme debout dont on ne sait pourquoi il est là, des danseuses qui regardent, attendant peut-être le moment d’entrer en scène à leur tour. Dans le Ballet « Robert le Diable » (1876, Londres, Victoria & Albert Museum), où les amis du peintre figurent les musiciens ( !...), les yeux du spectateur, situés au niveau de la fosse d’orchestre, sont pris dans la forêt des instruments à vent qui dépassent tandis qu’ils se distraient, sur la gauche, à surveiller le spectateur aux jumelles plus absorbé par les loges que par le spectacle. Et Degas n’hésite pas, dans l’Orchestre de l’Opéra (v. 1870, musée d’Orsay), à nous montrer sur scène un cadrage de danseuses sans tête devenues amas de jambes et de tulles. Les exemples sont légion de cette exploration que le peintre fait de l’espace et des points de vue, installant le vide du parquet au centre du tableau dans le Foyer de la danse (1890-1892, Washington, The National Gallery of Art) ou créant une diagonale ascensionnelle dans ses Danseuses montant un escalier (1877, musée d’Orsay). Fascinante vision qui oriente le regard du spectateur et lui impose son point de vue.

Les Choristes,1877 Pastel sur monotype, 27 x 32 cm Paris, musée d’Orsay, RF 12259 Photo © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Les Choristes,1877 Pastel sur monotype, 27 x 32 cm Paris, musée d’Orsay, RF 12259 Photo © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Un défricheur de techniques

Degas ne se contente pas de nous « déranger » le regard, il perturbe les codes de la peinture, alternant huile et pastel, intégrant le fusain, avec sa pâte aux traits épais et charbonneux à l’intérieur des œuvres. Si certains pastels, tels les Choristes (1877, musée d’Orsay) révèlent la rapidité d’exécution que cette technique permet, la Danseuse à l’éventail (v. 1879, Dallas Museum of Art), plus vaporeuse, laisse planer le doute si on la compare avec la Classe de danse (1873, Washington, The National Gallery) qui est, elle, une huile sur toile. Degas développe d’autres moyens esthétiques pour dérouter le regard. Ce magicien de la posture, visiblement plus soucieux de fixer une attitude, un geste, que d’analyser par le menu les efforts qu’ils font subir en torsion ou tensions à la musculature, innove encore par son procédé de création en utilisant le monotype. Utilisant les contrastes que cette technique permet – sur une plaque de métal on crée un dessin, soit en dessinant en creux sur la plaque noircie d’encre, soit en dessinant directement à l’encre, puis on place une feuille de papier que l’on presse, produisant un exemplaire de tirage unique – Degas réalise plusieurs impressions du même encrage qu’il utilise comme bases à un travail qu’il rehausse parfois de pastel et de crayon comme pour les Choristes ou pour Ludovic Halévy trouve Mme Cardinal dans une loge (1876-1877, coll. particulière). Il expérimente l’huile et la peinture à l’essence sur papiers de couleur (Danseuse assise, tournée vers la droite, 1873, musée d’Orsay) ou, vers la fin de sa vie, fait exploser les couleurs dans une « orgie de couleurs » pour reprendre les termes du peintre, de verts dans lesquels se fondent costumes et décor (Deux danseuses, v. 1905, Vienne, Albertina Museum) ou d’ors et de bruns (Deux danseuses au repos, v. 1910, fusain et pastel, musée d’Orsay).

Petite danseuse de 14 ans entre 1921 et 1931, modèle entre 1865 et 1881 Statue en bronze avec patine aux diverses colorations, tutu en tulle, ruban de satin rose dans les cheveux, socle en bois, H. 98 ; L. 35,2 ; P. 24,5 cm Paris, musée d'Orsay Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / René-Gabriel Ojeda

Petite danseuse de 14 ans entre 1921 et 1931, modèle entre 1865 et 1881 Statue en bronze avec patine aux diverses colorations, tutu en tulle, ruban de satin rose dans les cheveux, socle en bois, H. 98 ; L. 35,2 ; P. 24,5 cm Paris, musée d'Orsay Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / René-Gabriel Ojeda

Enfin, avec sa Petite danseuse de quatorze ans (cire originale conservée à la National Gallery of Art de Washington), montrée lors de la sixième exposition impressionniste en 1881, une statue de cire colorée grandeur nature dont les teintes visaient à reproduire la texture de la peau, il révolutionne les conceptions artistiques de son temps. Par son jeu entre l’artificiel de la statue de cire, qui copie le réel, et le naturel – elle est vêtue de tissus, justaucorps de satin, tutu de vrai tulle et chaussons de danse et porte, noué autour d’une perruque de cheveux, un ruban de soie – elle questionne la relation entre l’art et la réalité d’une manière éminemment moderne et renvoie à la société de son temps un reflet troublant.

Degas, à sa manière, dans sa démarche solitaire d’explorateur de nouveaux points de vue et de techniques, aura sans doute, sans revendication proclamée ni tapage, avancé dans la voie du XXe siècle bien davantage que les impressionnistes, ses compagnons de route et ses contemporains.

Degas à l’Opéra

Exposition réalisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie (Paris) et la National Gallery of Art (Washington DC) à l’occasion du 350e anniversaire de l’Opéra de Paris, avec le concours de la Bibliothèque Nationale de France.

Commissariat : Henri Loyrette (comissaire général), Leïla Jarbouai et Marine Krisel (conservatrices au musée d’Orsay)

24 septembre 2019 – 19 janvier 2020

Musée d’Orsay. 1, rue de la Légion d’honneur – 75007 Paris

Ouvert tous les jours sauf le lundi 9h30-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h45

Tél. 01 40 49 48 14

www.musee-orsay.fr

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