11 Juin 2019
Almodóvar signe ici l’un de ses films les plus personnels, une autofiction douce-amère pleine d’émotion d’où s’élève un entêtant parfum d’humanité.
On connaissait l’Almodóvar déjanté de la movida, l’homme aux excès fabuleux, le metteur en scène de l’exceptionnel, du hors norme, l’agité poussant toujours plus loin le bouchon du décalage avec ses personnages montés sur ressort, on retrouve un homme vieilli qui, au fond d’une piscine, en apnée, évite de respirer pour faire le vide, ne plus penser. Salvador Mallo est un cinéaste fatigué. Épuisé même parce que l’inspiration l’a quitté, que des douleurs de toute sorte – céphalées, maux de dos, etc. – s’invitent à sa table et font leur siège en permanence. Une ombre qui n’a plus peur que d’elle-même, qui craint le reflet des années de gloire que lui renvoie le public. Il est sec. Il s’isole dans son grand appartement rempli d’œuvres d’art colorées et modernes, entre son grille-pain kitsch et ses meubles de cuisine rouge vif. Il a perdu le goût des choses et les efforts de ses proches pour le sortir de là restent lettre morte.
Un film très personnel
Almodóvar s’est toujours pris, tout comme ses proches, pour matière de ses films. Ici cependant, on sent comme un renoncement aux postures et aux éclats qui ont marqué son cinéma. À travers Antonio Banderas, tout en intériorités désenchantées, en laisser-aller alanguis, en lenteurs malhabiles, c’est l’homme de soixante-dix ans qui se retourne sur lui-même et se dit : à quoi bon ? La maladie, les abandons, les regrets remontent à la surface comme les bulles d’air qu’expire l’homme qui, d’une certaine manière, considère que sa vie est maintenant derrière lui et qu’il n’y a plus rien devant. Dans cette fuite lasse tissée de solitude choisie, il lui reste un dernier pied-de-nez à faire, une dernière manière, peut-être, de se sentir exister : se prendre comme sujet de son écriture et créer une autofiction en allant contre l’opposition de sa mère de se voir apparaître dans ses films.
Une douloureuse douceur
Débarrassé des outrances sympathiques qui fonctionnaient comme autant de masques d’une réalité plus profonde, plus intérieure, dans ses films antérieurs, Almodóvar trouve un ton juste, retenu, pour dire sa difficulté d’être. Il esquisse plus qu’il ne trace à gros traits, évoque en petites touches, convoque sa vie passée à travers de menus détails. Un règlement de comptes avec un acteur qu’il considère l’avoir trahi par son jeu, sa fuite devant les rencontres fortuites… Comme toujours, les femmes ont la part belle. Penelope Cruz, la mère de son enfance, est une femme courageuse et lucide, le garant de son évolution, celle qui le pousse en avant, négocie avec une vie quotidienne sordide, transforme sa réalité de manière infime mais fondamentale. Quant à Nora Navas qui incarne Mercedes, l’assistante du cinéaste, elle le choit, le protège, le préserve sans le juger. Tous deux à la dérive, ils s’épaulent et puisent dans leur échange un moyen de survivre.
Une profonde humanité
Une profonde douceur émane de ce film grave où l’émotion affleure à chaque évocation. Cette enfance de petits riens, baignée de soleil, où, professeur en culotte courte, il apprend à lire et à écrire à un jeune maçon en échange de menus travaux, où la pose de quelques azulejos entre ombre et lumière et la toilette qui s’ensuit marquent l’éveil d’un désir informulé mais néanmoins présent. Cette solitude dans ce bel appartement – réplique en studio de celui du réalisateur – transformé en huis clos sans ouverture sur l’extérieur. Ce portrait minimaliste de l’homme qui sombre lentement à petits coups de médocs broyés versés dans un verre d’eau et de poudre d’héroïne chauffée sur du papier alu. Et cet échange sur le passé avec son ancien amant qui ouvre une porte, laisse entrer l’air, lui donne la force de combattre et de rentrer à nouveau dans le monde. Almodóvar donne ici de lui-même une perception différente. L’humanité est là, charnelle, faite de souvenirs partagés et l’amour traverse de bout en bout le film. C’est bouleversant et c’est aussi très beau.
Douleur et gloire (Dolor y gloria) de Almodóvar – 2019
Scénario : Pedro Almodóvar
Directeur de la photographie : José Luis Alcaine
Avec : Antonio Banderas (Salvador Mallo), Penelope Cruz (Jacinta, la jeune mère de Salvador), Asier Etxeandia (Alberto Crespo), Leonardo Sbaraglia (Federico Delgado, le grand amour de Salvador), Nora Navas (Mercedes, l’assistante de Salvador), Julieta Serrano (Jacinta, la mère de Salvador âgée), Asier Flores (Salvador Mallo enfant), Cesar Vicente (Eduarod, le jeune maçon)…
Festival de Cannes 2019 :
Prix d’interprétation masculine pour Antonio Banderas
Soundtrack Award pour Alberto Iglesias