24 Mars 2019
La compagnie Chouchenko offre de Roméo et Juliette une version très enlevée, pleine d’un enthousiasme juvénile, qui s’accorde bien avec l’esprit de la pièce de Shakespeare et met en lumière ses résonances actuelles.
Roméo et Juliette fascine depuis des siècles. La pièce a connu d’innombrables mises en scène de théâtre et des adaptations cinématographiques répétées. Son thème – deux familles ennemies dont les enfants s’aiment – a inspiré quantité de transpositions. Leur querelle est devenue opposition d’ethnies, querelles de cultures contrariant les jeunes amants, voire opposition de bandes rivales comme dans West Side Story. Même si la fin diffère parfois, que la mort des deux amants n’est pas l’issue dernière, le thème de l’amour qui transcende les frontières, joint ce qui est disjoint mais dont la transgression ne peut connaître qu'une issue fatale, a traversé les siècles.
De transposition en transposition
Dans un registre différent, Manon Montel choisit, elle aussi, d’aménager partiellement la pièce de Shakespeare. Même si les costumes s’écartent de la période élisabéthaine, sans pour autant être modernes – l’action se passe dans un temps reculé par rapport au nôtre –, c’est une version raccourcie, resserrée mais non dénaturée qui nous est proposée. Shakespeare affectionnait de mêler les turpitudes du temps et du monde politique à ses spectacles. Ici on reste centré sur l’aventure des deux amants. L’intrigue, on la connaît. Un coup de foudre réciproque entraîne Roméo et Juliette l’un vers l’autre de manière irrépressible, ils se marient secrètement avec la bénédiction et la complicité d’un prêtre et de la nourrice, mais un incident fait de Roméo le meurtrier du cousin de Juliette. Les deux amants n’ont plus d’autre issue que la fuite car le père de Juliette veut la marier à un autre. Pour faire croire à son décès, elle absorbe une drogue qui la laisse comme morte. Roméo, qui n’a pu être averti du stratagème, se suicide en absorbant du poison. Juliette s’éveille alors et, découvrant le cadavre de son amant, se poignarde.
Oh, cruel destin !
Shakespeare, homme des temps baroques, écrivait pour ses contemporains des pièces qui reflétaient les turpitudes du temps. Dans cet univers où tout semble factice, où la vie est un théâtre, le monde semble marcher à l’envers et les hommes sont la proie du désordre des cieux, d’une confusion des valeurs, d’une désorganisation dont ils sont les victimes premières. Roméo et Juliette n’échappent pas à la règle. « Des fatales entrailles de ces races rivales sont nés deux amoureux sous une mauvaise étoile. » Les deux amants s’opposent au destin qui leur est fait. Ils veulent aller contre leur temps, contre des règles iniques, rétablir, d’une certaine manière, l’ordre du monde. Mais ils ne peuvent échapper à leur destin. Ils sont irrémédiablement broyés.
En danse et en musique
Au théâtre, le spectacle ajoute la danse et la musique. Les acteurs musiciens, faisant fi de la chronologie, jouent de l’accordéon, de la guitare et du violoncelle, et ils chantent. La musique de Samuel Sené illustre le cycle infernal qui lie la vie à la mort. Des rythmes dansants on passe à la mélodie funèbre. La danse n’est pas en reste. Joyeuse pour illustrer la nuit de noces, elle devient macabre au moment de la mort des deux amants. Dépourvue de décor, la mise en scène limite l’usage des objets à des accessoires signifiants : le linceul, métaphore de la vie qui s’échappe, le poignard, qui n’a plus rien de réaliste, le flacon de poison, pur produit de notre temps. Les comédiens, pleins d’une vigueur juvénile et d’un enthousiasme communicatif, s’amusent et nous amusent sans pour autant manquer de nous faire entendre ce texte qui n’a pas pris une ride.
L’esprit et la lettre
Du texte de Shakespeare, Manon Montel conserve la poésie intense, la beauté des images, cette force incomparable qui a traversé les siècles et nous parle encore aujourd’hui. Elle en garde aussi l’alternance entre comédie et drame qui sera si chère aux romantiques, à Victor Hugo en particulier. « C’est une belle nature mais bien sauvage, nulle bienséance, de la bassesse avec de la grandeur, de la bouffonnerie avec du terrible ; c’est le chaos de la tragédie dans lequel il y a cent traits de lumière », écrit Voltaire au sujet de Shakespeare. Les scènes triviales alternent avec le lyrisme. La verdeur est de mise, la grivoiserie affleure au milieu de la tragédie. La pièce de Shakespeare met en scène deux adolescents. Qu’à cela ne tienne ! Manon Montel établit une passerelle avec notre temps ; elle modernise le langage de ces jeunes gens et leur attribue des expressions de notre temps. On passe sans transition d’une époque à l’autre, pour le plus grand plaisir des ados fascinés et étrangement sages présents dans la salle. Ils se retrouvent en pays connu, ils se reconnaissent dans ces personnages venus d’un autre âge, ils sont attentifs à cette action qu’ils transposent aisément, ils gloussent quand l’expression les renvoie à eux-mêmes. Loin de paraître plaquée, l’adaptation révèle un message dont le contenu reste actuel et lui donne une fraîcheur réjouissante. À tous les amateurs de Shakespeare, qui pourraient s’offusquer des modifications apportées à la pièce, on répondra que les entorses faites au texte sont fidèles à l’esprit du maître qui écrivait pour son époque. Elles nous rappellent aussi que Shakespeare est éternel et qu’il traverse le temps.
Roméo et Juliette d’après William Shakespeare.
Adaptation et mise en scène : Manon Montel
Avec : Xavier Berlioz (Frère Laurent), Jean-Baptiste des Boscs (Tybalt, violoncelle), Claire Faurot (chorégraphe, accordéoniste, la Nourrice), Manon Montel (Juliette), Léo Paget (combat, guitare, Mercutio) et Thomas Willaime (Roméo).
Lucernaire – 55, rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Du 20 mars au 1er juin 2019, du mardi au samedi à 20h00, le dimanche à 17h00.
Tél. 01 45 44 57 34. Site : www.lucernaire.fr