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Arts-chipels.fr

El Reino. Un thriller politique qui renouvelle le genre.

El Reino. Un thriller politique qui renouvelle le genre.

Un politicien corrompu est rattrapé par ses malversations. La bulle protectrice de son impunité cède, le scandale éclate au grand jour. De ce thème somme toute assez bateau, Rodrigo Sorogoyen fait un thriller passionnant, au style novateur.

Un homme sur une plage rejoint un petit groupe bruyant réuni dans un restaurant. On ne saisit pas une conversation suivie, mais des bribes de phrases. Ils rient fort. Ils parlent fort. Des conversations comme tout un chacun, émaillées de grossièretés parfois. La caméra est en mouvement permanent. Elle passe de l’un à l’autre, comme le regard que porterait l’un des convives sur le groupe. L’homme au téléphone passe en cuisine. Il supervise le dressage d’un plat de gambas, rouge vif, qu’il apporte triomphalement à ses convives. Lui, c’est Manuel López Vidal, un homme politique en vue, une étoile montante promise à un avenir radieux dans le sein des seins du parti.

© Tornasol Films

© Tornasol Films

Le milieu politique pour contexte

L’action se déroule en 2007, avant que n’éclate la crise en Espagne. L’euphorie des années précédentes a autorisé tous les débordements de quelque bord que ce soit. Aussi le film ne met-il pas en accusation un parti ou un autre, dans la situation de bipartisme qui règne au début des années 2000. C’est la « race » politique, dit l’une des comédiennes, qui est en cause. Elle est la même partout. Manuel en a croqué, comme beaucoup d’autres. Il se trouve compromis dans des affaires de corruption. Prévarication, fraude vis-à-vis de l’administration, escroquerie, faux et usage de faux, trafic d’influences : tels sont les chefs d’accusation auxquels il doit faire face. Plus qu’une prise de position politique qui pencherait d’un côté ou d’autre de la balance, ce que le film met en lumière, c’est la manière dont le mécanisme politique broie les individus et les entraîne dans un système qui ouvre la porte à toutes les corruptions. Un monde cynique où les hommes sont des pions qu’on jette dès lors qu’ils deviennent encombrants.

© Julio Vergne

© Julio Vergne

La chronique d’une descente aux enfers

Lorsque l’affaire de corruption éclate au grand jour et qu’une enquête est diligentée, il y a le feu au lac. Entraîné dans un engrenage infernal, Manuel cherche frénétiquement d’où vient la fuite pour pouvoir se couvrir. Il se débat comme il peut, exerce chantage et pressions, mais il devient lui-même la proie, fait l’objet d’une saisie à son domicile, d’un espionnage téléphonique. Dans ce jeu où ceux qui s’en sont mis plein les poches dégringolent les uns après les autres, chacun essaie de sauver sa peau en reportant sur l’autre la responsabilité des malversations. Il faut dire que l’affaire est grosse car elle implique nombre de personnalités dans tous les milieux. Manuel devient le fusible qu’on fait sauter pour préserver l’intégrité du parti. Ses anciens amis se détournent de lui. Ses appuis font les morts. On ne lui répond plus au téléphone. Peu à peu le château de cartes s’effondre. Sa famille est obligée de fuir. Il décide de ne pas tomber seul…

© DR

© DR

Le point de vue du perdant

Cette affaire, le film la fait vivre à travers les yeux du politicien pris dans la nasse. Si la caméra ne remplace pas, comme dans la Dame du lac, les yeux de Manuel, elle adopte son point de vue, sa manière de se percevoir comme une victime. Il est un homme « normal », un bon père de famille qui veille au bien-être de sa famille, va à la plage avec sa fille, un bon mari qui offre des cadeaux à son épouse qui s’est pudiquement voilé la face tout au long de la carrière politique de son époux pour ne pas savoir ce qu’il traficote. Il cherche à protéger les siens quand ça tourne vinaigre. Il n’a pris, selon lui, de l’argent à personne. Tout juste escroqué quelques contribuables en gonflant des marchés pour récupérer quelques prébendes, masqué quelques comptes pourris dont les transactions sont conservées dans un petit carnet noir soigneusement caché, acheté quelques politiciens ou hommes d’affaires, compromis des hommes et des femmes à tous les échelons de la société. Cynisme sans conscience, ruine de l’âme, dénaturation de la politique. Y a-t-il un problème à cela ? Manuel n’a fait que se conformer à ce que font les autres, accepté les compromissions parce qu’elles font partie du système.

© Tornasol Films

© Tornasol Films

Un monde en accéléré

La caméra n’en explore pas moins une forme de vision subjective. Elle se pose sur l’épaule de Manuel au faîte de sa gloire, mettant l’accent sur l’homme pressé, cassant, autoritaire, toujours dans l’urgence, qui regarde le monde comme une série de flashes heurtés, avec des échanges tout en phrases courtes, lapidaires, filmées avec une caméra mobile qui glisse de l’un à l’autre dans un monde qui vit à cent à l’heure. Ils sont impatients, grossiers, méprisants, insultants, toujours sur le qui-vive. Ils mènent une vie insouciante et dorée : grands restaurants, yachts, beaux appartements, fringues de luxe, cocktails sur des terrasses avec piscine, hommes de main aux ordres, insouciance et mépris.

Chronique d’une chute

Rodrigo Sorogoyen modifie sa manière de filmer lorsque la chute s’amorce. Si la rapidité des enchaînements reste de mise, la caméra alterne plans très rapprochés qui déforment les visages et accentuent les expressions et les plans larges qui piègent le personnage entre des murs qui se referment sans laisser d’issue, ou lorsque le miroir des toilettes où se tiennent des conciliabules secrets renvoie au personnage son « je » comme un « autre », où réalité et reflet se confondent. On revient aux codes du thriller avec une violence qui va crescendo et une musique dont la rythmique très marquée épouse l’accélération des battements cardiaques. Surveillance permanente, paranoïa réelle ou imaginaire, courses-poursuites haletantes, morts suspectes, accidents providentiels émaillent la tentative désespérée de Manuel de se sortir du cloaque dans lequel il se débat. Lorsqu’il n’est plus temps pour lui d’éviter que la vérité n’éclate, il fera en sorte de ne pas tomber seul. Il n’a été qu’un rouage, une pièce d’un mécanisme qui a nom jeu politique.

© Tornasol Films

© Tornasol Films

La question du « pourquoi »

Le film, en adoptant le point de vue de Manuel, se situe hors du schéma bien-pensant et moralisateur qui voudrait qu’on condamne, avec une bonne conscience immaculée, ceux qui se laissent glisser dans la corruption. Il n’en est pas moins un film de colère qui met en accusation le système qui conduit les individus à devenir les jouets, même consentants, d’une logique politique délétère. Et qui pose également de manière aiguë la question du repentir. Se sauver en donnant les autres vous lave-t-il de la responsabilité individuelle que vous portez d’avoir accepté les règles du jeu sans les contester ? L’approche subjective de Manuel, qui porte le film et lui donne cette couleur si particulière par rapport au genre du thriller politique engage la responsabilité de chacun… El Reino (« le Royaume »), tout en éclats avec son kaléidoscope d’images et ses bribes de dialogues qui se heurtent et se complètent, raconte une histoire en zapping qui épouse le mode de perception de la réalité que propose la société des images dans laquelle nous vivons. Il est de notre temps tout comme son démarquage par rapport au film politique manichéen qui marqua les décennies précédentes. Il n’en est pas moins excellent.

El Reino de Rodrigo Sorogoyen – 2018

Scénario : Isabel Peña et Rodrigo Sorogoyen

Image : Álex de Pablo

Avec : Antonio de la Torre (Manuel López Vidal), Mónica López (Inès), José María Pou (José Luis Frías), Nacho Fresneda (Paco Castillo), Ana Wagener (Asunción Ceballos), Bárbara Lennie (Amaia Marín), Francisco Reyes (Alvarado), María de Natí (Natí), Paco Revilla (Fernando), Sonia Almarch (Susana), David Lorente (Rafael Gallardo), Andrés Lima (Bermejo), Oscar de la Fuen (Pareja)

Prix Goya 2019 : du meilleur réalisateur, du meilleur scénario original, du meilleur acteur pour Antonio de la Torre, du meilleur second rôle masculin pour Luis Zahera, de la meilleure musique originale (Olivier Arson), du meilleur montage pour Alberto del Campo.

Sortie en salles : 17 avril 2019

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