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Arts-chipels.fr

Le Partage de Midi. Un chant d’amour et de mort à la croisée entre Orient et Occident

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Vous qui allez par les rues toujours courant à la poursuite d’on ne sait quoi, laissez votre hâte au vestiaire pour entrer dans ce magnifique poème théâtral, lent, tourmenté et poignant, où s’exprime à l’état brut une passion bouleversante.

Sur le plateau, une femme s’approche dans le noir. Elle dépose un plateau sur lequel reposent des bougies à demi consumées. Elle en allume certaines tandis que le décor s’éclaire peu à peu. En fond de scène une statue gigantesque de marin, l’œil vissé à sa longue vue, regarde dans notre direction. Les sièges de bois noir sont chinois. Une malle ouverte suggère le voyage. Un gong de métal martelé scintille dans le noir. Au fond, sur un mur de briques, se détache un conifère au tronc tordu, représenté à plat, en deux dimensions, comme sur une estampe japonaise… Dès l’abord, les frontières sont brouillées. Si le texte nous dit que nous sommes sur un bateau en route vers la Chine, le décor suggère un lieu non identifié, quelque part en Orient.

© Jean-Louis Fernandez

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L’amour : une tragédie

La femme, Ysé, brûle les lettres de l’homme, Mesa, pour lequel elle avait quitté son mari et ses quatre enfants avant de le délaisser à son tour pour un autre. Des lettres incandescentes qui disent le désespoir de l’abandonné, ses regrets, ses plaintes et sa rage de n’avoir pas pu, de n’avoir pas su conserver cette femme. Comme dans un flash-back cinématographique, l’histoire revient sur leur rencontre, la passion qui les saisit et les jette l’un vers l’autre, en fait des parias de la société, hors norme, avant que l’absolu de leur rencontre se heurte à l’impossibilité d’être et n’aboutisse à leur séparation. Ysé trouve refuge chez Amalric et l’Histoire les rattrape. À l’extérieur, la révolte gronde et les colons n’ont plus leur place. La mort est au bout du chemin. Éros et Thanatos se sont rejoints.

Autobiographie, quand tu nous tiens…

Il ne s’agit pas seulement d’une fable théâtrale. Elle est aussi la relation transposée de la passion incandescente de Paul Claudel pour Rosalie Welch. C’est un homme dans la trentaine qui rencontre une femme mariée, déjà mère de famille. Elle est d’origine polonaise. Enfermé dans sa foi profonde, Claudel n’a jamais connu l’amour. Il sera pour lui une dévastation. Comme Mesa, son personnage, Claudel, nommé en Chine au consulat de France de Fou-Tchéou, partage sa vie avec Rosalie-Ysé, au grand dam du Quai d’Orsay. Enceinte de lui, elle le quitte et les lettres de Claudel demeureront sans réponse. Cette pièce composée en 1906, où résonnent fortement les accents autobiographiques, Claudel la maintiendra sous le boisseau jusqu’en 1948, où il la réécrit. Le spectacle d’Éric Vigner reprend la version première, plus proche de la sensation initiale, plus âpre, plus violente dans la peinture de la passion.

© Jean-Louis Fernandez

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L’Orient au cœur

Tout au long, le spectacle joue avec les références à l’Orient. Peint sur un sol de laque noire, le magnifique paon à la queue déployée qui est tout à la fois la mer et la métaphore du soleil noir de la passion dit le raffinement de l’art asiatique. Le décor bruissant du rideau en perles de bambou qui occupe toute la largeur de la scène dans la deuxième partie évoque la dialectique complexe du caché et du révélé dans la culture asiatique. Des masses arborées, ébauches fantomatiques, semblent s’y dessiner, traces d’un univers décalé, énigmatique, indiscernable qui rappelle les pierres de rêve chinoises formant des paysages abstraits. Quant à l’arche de bois contourné très décorative qui ceint le décor de la troisième partie, elle cite clairement ses sources chinoises. La musique qui marque les changements de partie et de décor n’est pas en reste. Quant au duo Ysé-Mesa, il se déplace comme au ralenti, développant chaque geste, énonçant chaque parole comme si le mot faisait partie de cette chorégraphie qui déréalise les personnages en même temps qu’elle dépeint la passion. Ysé enferme Mesa dans le réseau arachnéen d’une danse des éventails. Elle l’englobe, l’absorbe, l’emprisonne dans le mouvement de sa robe à cerceaux qui tournoie, tel un culbuto formant des figures qui rappellent le kathakali. Quant au spectateur, il lui faut glisser sur ce chemin de la lenteur dans lequel le butô a fait son nid, ralentir le rythme, sortir de lui-même, lâcher prise pour entrer dans cet autre monde que la pièce propose.

© Jean-Louis Fernandez

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Une parole incandescente entre foi et passion

Quatre personnages se partagent la scène : le mari, personnage secondaire et falot qui est l’obligé de Mesa-Claudel qu'Ysé-Rosalie choisit en quittant son époux, et Amalric-Willem Lintner qui succède à Mesa dans la vie d’Ysé. Tous les ingrédients d’un drame bourgeois sont là, avec les triangles amoureux de rigueur. Mais c’est la tragédie qui s’installe, avec des accents raciniens dans la description quasi clinique des tourments qui lient les personnages, les ballotent tumultueusement, les déchirent sans qu’ils aient aucune prise. La langue est belle, les images fusent, violentes, une poésie intense et brute surgit à chaque instant. L’orage gronde et forcit dans le conflit entre raison, passion et foi qui secoue Mesa-Claudel. Pour cet homme au catholicisme exacerbé qui a voulu entrer dans les ordres, le sentiment de l’abandon de Dieu est puissant, la passion destructrice. La puissance de Claudel est là. Mesa jette son amour à la figure d’Ysé, comme autant de coups de boutoir. Pour les amants, enchaînés l’un à l’autre dans un cercle infernal, il n’y a pas de salut possible.

© Jean-Louis Fernandez

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Claudel et les femmes

L’auteur n’en dessine pas moins un portrait de femme qui en dit long sur lui-même. Femme triomphante, consciente de son pouvoir, Ysé joue avec les hommes. Elle les possède, les fait valser à son rythme. De son mari, elle dit « Je suis un homme et je l’aime comme on aime une femme. » Le motif revient comme une ritournelle. Elle est toute en mimiques, minaude quand elle le juge nécessaire, redevient abrupte quand elle impose son pouvoir. Elle mène le jeu, sirène dévoratrice qui engloutit Mesa tout en révélant sa fragilité, son impuissance face au torrent qui l’entraîne. Polonaise dans la « vraie » vie, Ysé-Rosalie trouve une incarnation germanique en Jutta Johanna Weiss dont les légères traces d’accent modèlent le phrasé. Impérieuse, elle donne au personnage une certaine raideur quand on aurait attendu, face à la vérité sans fard, profondément émouvante, de la passion qu’exprime Mesa, magnifiquement incarné par Stanislas Nordey, plus de nuances, moins de « féminisme » peut-être. Son abdication lorsqu’elle avoue son amour, ses errances, du coup, ne sont pas du côté de l’émotion mais de l’intellect, ce qui est dommage.

Contradictoire par essence, Ysé, la Femme, est pour Claudel une énigme. Dominatrice, changeante, incompréhensible, insaisissable, elle lui échappe sans cesse. En ce début du XXe siècle, il ne la comprend pas, il ne l’accepte pas. L’homme qu’il est ne peut mesurer l’errance de ces femmes qui se cherchent, se construisent à coups de refus retentissants, de va-et-vient contraires, de revendications et de renoncements. On se prend à penser à cette autre femme de sa vie, sa très volontaire et créative sœur Camille dont la passion malheureuse pour Rodin fut un objet de scandale et qu’il fit enfermer…

La magie de ce texte inspiré dans un décor somptueux, passé au filtre d’une lecture des rituels amoureux inscrite dans un triptyque théâtral qui part de Tristan et Yseut pour aboutir au Vice-Consul de Marguerite Duras n’en demeure pas moins puissante et belle.

Le Partage de Midi, de Paul Claudel (éd. Gallimard)

Scénographie et mise en scène : Éric Vigner

Paon blanc au sol : Eunji Peignard-Kim

Décors et costumes réalisés par les ateliers du TNS

Avec : Stanislas Nordey, Alexandre Ruby, Mathurin Voltz, Jutta Johanna Weiss.

Théâtre des Abbesses 31, rue des Abbesses – 75018 Paris

Du 29 janvier au 16 février 2019, à 20h00, les dimanches à 16h00.

Tél : 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com

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