9 Mai 2018
Loretta Strong est de ces pièces inclassables créées dans les années 1970. Gaël Leveugle, metteur en scène et comédien, se glisse dans la peau de Copi pour nous livrer une version sans concession de ce texte aux accents surréalistes. Un beau travail d’acteur.
Sur des écrans haut perchés se succèdent des images énigmatiques : animaux de tous acabits, hommes ensanglantés. Ils sont remplacés, en fond de scène, par des phares dont l’intensité devient insoutenable tandis qu’un vrombissement traversé de distorsions s’installe comme un fond sonore. Nul point de repère dans cette abstraction qui ne se rapporte à rien. La lumière qui s’intensifie fait mal aux yeux, crée l’inconfort. Puis le noir se fait. Dans un cube délimité par des tubulures, un homme apparaît, à peine défini dans la pénombre. Il n’a pour seul vêtement que la lumière qui dessine sur sa peau des formes mouvantes au fil des tableaux.
Du soliloque comme un des beaux-arts
Il trace, peu à peu, une étrange histoire. Dans un temps incertain, qu’on peut imaginer futur de science-fiction, un personnage, dans une navette spatiale, tente désespérément d’établir un contact avec la Terre. Son compagnon est mort car on a négligé de brancher l’oxygène qui lui est nécessaire. On apprendra par la suite que l’homme dont on devine l’anatomie est une femme, Loretta Strong. Elle se demande qui la fécondera pour perpétuer l’espèce. Sa correspondante est, elle aussi, une survivante car la Terre a explosé. D’étranges créatures peuplent cet univers : des singes agressifs, des Plutoniens peu aptes à l’action. Dans cet univers dont les verrous ont sauté, les hommes tuent et se mangent, cannibales par besoin, les morts sortent des frigos où l’on voudrait les enfermer, les rats sont devenus les mâles reproducteurs dont Loretta accouchera à plusieurs reprises. Quant à Loretta, elle a une mission : ensemencer Bételgeuse avec l’or qu’elle transporte. Mais voici que Bételgeuse explose aussi, la mort entre par les trous qui s’ouvrent dans la coque. Le vaisseau est aspiré par un trou noir…
Copi dans tous ses états
Cette pièce fut plusieurs fois représentée par Copi lui-même. Il y inscrivait, au fil de ses désirs, chaque fois de nouvelles propositions. Habillé(e) luxueusement par Yves Saint Laurent ou nu(e) et peint(e) en vert à l’exception de son sexe rouge vif, Loretta endossait chaque fois une identité différente qui, au-delà d’elle-même, racontait Copi. Gaël Leveugle ne procède pas autrement en se transformant sans cesse, glissant d’une incarnation à une autre, mimant jusqu’à la nausée ces enfantements monstrueux. C’est le monde des mutations permanentes et du non sens. Loretta n’existe pas au sens propre. Elle n’est pas un personnage, n’a nulle psychologie, encore moins de caractéristiques physiques qui la distingueraient. Elle ne cesse d’ailleurs de se métamorphoser. Elle change de voix, change de peau et passe sans transition d’une défroque à l’autre. Le corps de l’acteur est comme une pâte où s’impriment les fantasmes, où s’inscrit l’imaginaire. Gaël Leveugle se fait polymorphe, sa voix oscille entre graves et aigus, masculin et féminin, son corps se tord, alternant à une vitesse vertigineuse des états opposés, endossant les contraires. Tout est mobile, de son visage aux mouvements de ses mains, ex-prime, éjecte, évacue ces provocations qui s’enchaînent, cette dérision terrible et libératoire qui est la marque de Copi.
On reste cependant perplexe. Dans les années 1970, au moment de sa création, la pièce portait en elle la charge de l’époque, cette remise en cause fondamentale qui s’exprimait partout et en tout. « Il est interdit d’interdire », « L’imagination au pouvoir » clamaient les affiches apposées sur les murs. L’onirisme rassemblait de nombreux auteurs de théâtre dans un prolongement contestataire du surréalisme. Le fonds de l’air portait les esprits à un dépassement sans limite. Mais cette frénésie a vécu, tout comme les invitations à vivre une autre sexualité, aujourd’hui passée à la « normalité » et intégrée dans la loi même. Dans ce contexte, peut-on faire revivre les passions d’autrefois avec la même outrance, le même refus de la mesure ? Copi a-t-il encore quelque chose à nous dire au seuil du XXIe siècle avec ce spectacle politiquement-sexuellement-spectaculairement incorrect ? Là réside une question auquel seul le public peut répondre. N’en demeure pas moins une performance d’acteur tout à fait remarquable.
Loretta Strong de Copi
Mise en scène, interprétation et scénographie : Gaël Leveugle
Théâtre de Belleville – 94, rue du Faubourg du Temple – 75011 Paris
Tél. 01 48 06 72 34. Site : www.theatredebelleville.com
Du lundi 7 au mardi 29 mai, les lundis et mardis à 19h15