8 Avril 2018
Quand les mots conduisent à une vérité insoutenable, la tentation de les censurer peut être grande. Quoi de mieux pour cela que de les attribuer à la folie ? Un psychiatre rapporte l’histoire terrible d’un homme, Louvier, diagnostiqué à tort comme schizophrène.
Des murs, noirs, un sol noir, des chaises noires, une table noire. Noir est le théâtre où l’acteur sur scène fera parler tour à tour chacun des personnages. Un théâtre des mots, jamais entendus jusqu’à présent, qui aujourd’hui, prennent sens dans la neutralité absolue du décor qui s’impose sur scène. Des mots sans autre artifice qu’eux-mêmes, dans leur crudité. Des mots qui racontent l’histoire de Louvier, diagnostiqué schizophrène et soigné comme tel pendant dix ans et qui sent que quelque chose lui échappe. Quelque chose qu’il voudrait comprendre. Alors il prend rendez-vous avec un autre psychiatre, Kemener. Il expose son cas. Il le sait, il est schizophrène, cela fait dix ans qu’il est schizophrène, toutes les preuves sont là : dans le métro il entend des voix d’hommes, des voix d’hommes qui murmurent des choses indicibles. Chez lui, il est traversé d’angoisses, de pensées effroyables, son humeur est changeante. Et surtout, son psychiatre le lui a dit… Pourtant, Kemener, le nouveau praticien, n’est pas convaincu. Ces voix, les entend-il ou les pense-t-il ? Si elles ne sont pas des hallucinations, mais des pensées, le seul objet tangible qui soutient le diagnostic s’effondre. Ces sautes d’humeur seraient alors attribuables à une bipolarité du patient.
Chronique d’une erreur médicale
Après quelques séances, Kemener ne doute plus de la bipolarité de Louvier, qu’il associe à des troubles sexuels trouvant leur source dans l’enfance du patient. Il s’agit alors de le guider, délicatement, à travers les méandres de son esprit, pour qu’il découvre lui-même ce qu’il est, jusqu’à déterrer ses secrets les plus sombres, profondément enfouis, de manière à ce qu’il puisse s’en libérer pour enfin commencer à vivre.
En mettant en scène l’erreur de diagnostic, Denis Lachaud ne présente pas seulement une méprise sur la condition ou sur le traitement d’un patient. Il montre comment un médecin, incompétent, ou refusant peut-être de s’extirper de ses propres préjugés, utilise la folie pour museler un patient. La « folie » se dresse ainsi comme un confortable rempart protégeant d’une réalité que ni le psychiatre ni le patient ne sont prêts à affronter. À travers le cas particulier d’un homme, on voit alors comment la folie peut être utilisée comme explication universelle à tout trouble, occultant ainsi le caractère singulier du trouble et plus fortement encore l’individualité de celui qui en souffre. Elle devient une matrice commode pour masquer la réalité et un moyen d’exclusion plus sûr pour écarter cette même réalité du paysage.
Retrouver le sens caché
Kemener, le nouveau psychiatre, cherche à mener le patient dans une reconstruction du sens de sa prétendue folie, d’abord en lui faisant comprendre la portée de chacun des mots qu’il prononce, de chacune des pensées qu’il forme. Le cheminement doit l’amener à découvrir par lui-même les idées qui se cachent derrière les mots qu’il prononce et reconstruire ainsi sa propre histoire. Bien que le sens réel apparaisse rapidement au médecin, celui-ci ne doit pas l’imposer, mais laisser au patient le temps de faire ce travail d’auto-exploration. Ainsi, plus que d’écouter son médecin, Louvier a besoin de commencer à s’écouter lui-même. Marié, deux enfants, il avait défini son identité – aidé en cela par son premier psychiatre – comme celle d’un hétérosexuel schizophrène depuis dix ans. Et on ne change pas soudainement d’identité parce qu’un inconnu le suggère. Il faut une longue et patiente remontée du temps pour qu’il se réveille enfin, découvre l’homosexualité qu’il avait refoulée et comprenne que ses mirages pédophiles tirent leur origine des abus dont il était la victime, et qu’il avait entièrement effacés de sa mémoire.
Un spectacle d’une crudité sans concession
Le spectacle dénote une réelle volonté de représenter ce qu’est une cure, ce que sont des séances, ce qu’un psychiatre entend, ce qu’un patient dit. Pour cela il se place au plus près de la parole, évoluant avec le patient : d’abord hésitante, elle ondoie, incertaine, entre les faits et le convenable, tentant de voiler pudiquement, par la folie, par une boutade, ce qui semble déjà trop choquant. Puis avec le réveil du patient, vient l’explosion de la parole. Plus rien ne doit être caché. Dix ans, cela fait trop longtemps que cette parole a été réprimée, ces dix ans que Louvier vit dans un mensonge qui aura protégé tout le monde sauf lui. Alors il scande des mots si durs et pourtant si vrais, ceux de son homosexualité, ceux de ses désirs, mais aussi et surtout ceux de ses viols subis enfant. Une fois la soupape ouverte, les mots crus, graphiques tels des pointes acérées s’enfonçant dans la chair, coulent à flot, jusqu’à ce que l’acteur nous décrive par le menu son ressenti d’enfant, ce que son oncle, qui le violait, lui disait avant, pendant, après ses viols, et même jusqu’aux différentes positions que son oncle le contraignait de prendre, et comment il devait maîtriser son corps pour supporter la douleur. Le viol s’y impose dans toute son horreur à travers ces détails aussi insupportables que révoltants.
On peut se demander si le rôle du théâtre est de livrer cette vérité crue, sans rien nous épargner. Ne peut-on pas comprendre les atrocités subies sans en donner les détails les plus sordides ? Cette volonté de coller au plus près des faits, de ne rien épargner, ne place-t-elle pas le spectateur en position de voyeur devant le spectacle d’un enfant violé ? Un autre sentiment de malaise saisit le spectateur : une manière de classifier les hommes qui peut sembler schématique. Louvier était schizophrène hétérosexuel, il se découvre bipolaire et homosexuel, sa bipolarité, notons le bien, n’étant diagnostiquée qu’à cause de ses sautes d’humeurs. Toute personne victime de sauts d’humeurs serait-elle nécessairement bipolaire ? Ou est-ce la conséquence des abus qu’il a subis enfant ? Est-il si nécessaire de le ranger dans un groupe particulier ? On atteint ici une limite. « À vouloir dire la vérité de tous, on nie la vérité de chacun », souligne Annie Lebrun dans les Châteaux de la subversion (éd. Gallimard), qui ajoute : « Et non sans raison : en déterminant caractère, type, filiation, on a pour but de quadriller et de maîtriser toute la réalité » La généralisation et l’exemplarité qui sont des caractéristiques du théâtre, ne se retournent-elles pas ici contre leur objet qui est la souffrance de l’individu ?
La Magie lente de Denis Lachaud (texte paru aux Éditions Actes Sud-Papiers)
Mise en scène : Pierre Notte
Interprétation : Benoit Giros
Lumières : Éric Schoenzetter
THÉÂTRE DE BELLEVILLE
Du mercredi 4 au dimanche 15 avril du mercredi au samedi à 19h15, le dimanche à 15h
Durée 1h10
94 rue du Faubourg du Temple 75011 Paris
Métro Goncourt (L11) ou Belleville (L2 ou 11) - Bus 46 ou 75
Tél : 01 48 06 72 34. www.theatredebelleville.com
TOURNÉE 2018
Du 6 au 28 juillet : Avignon - Festival d’Avignon Off / Artéphile
Du 9 novembre au 23 décembre : Paris - Théâtre La Reine Blanche