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Arts-chipels.fr

L’Homme qui aimait les chiens. La triste et noire ballade du communisme triomphant

L’Homme qui aimait les chiens. La triste et noire ballade du communisme triomphant

Leonardo Padura délaisse ici le polar pour les rivages désenchantés d’un roman historique qui nous entraîne sur les terres de la révolution russe, de la guerre l’Espagne, des années castristes et des exactions de Staline. Un beau roman, d’une grande force.

Un homme à la main bandée promène deux barzoïs qui s’ébattent, insouciants, sur une plage de l’île de Cuba. Au loin, un grand Noir le veille – ou le surveille. L’homme y rencontre par hasard un écrivain cubain dont les velléités littéraires, incompatibles avec les « idéaux » de la révolution castriste, ont été tuées dans l’œuf. Il vivote de petits boulots, soigne sans moyens les animaux de propriétaires désargentés. Entre les deux hommes, la conversation s’engage. De mensonges en demi-vérités, de silences en demi-confessions va émerger l’étrange aventure de Lev Davidovitch Bronstein-Trotski, exilé d’URSS, sous surveillance rapprochée permanente et mort en sursis, dont on fera la bête noire chargée de tous les maux du socialisme, et celle de l’homme chargé de l’exécuter, Ramón Mercader.

Un beau conte qui vire au cauchemar…

Lorsque la révolution russe éclate en 1917, elle suscite une immense espérance, pas seulement en Russie, mais dans le monde entier. La Russie va créer ce monde juste que tous espèrent et devenir l’exemple à suivre pour les prolétaires du monde entier mais aussi pour les intellectuels qui appellent de leurs vœux une société de la fraternité et de l’égalité. L’effervescence postrévolutionnaire ressemble à un conte de fées. Liberté d’innover, exaltation du modernisme, éducation populaire, débats passionnés marquent un âge d’or de courte durée. L’ivresse du « il était une fois » vire à la gueule de bois. Au nom du socialisme en danger, l’étau se resserre, on avance les périls que court la révolution pour ériger un politiquement correct et justifier les purges qui s’abattent dès le début des années 1920. Avec le soulèvement, réprimé dans le sang, des marins de Cronstadt en 1921 et la mise en place de la Nouvelle Économie Politique, qui restaure une forme d’économie de marché et provoque de nombreux départs du Parti, c’en est fini des oppositions. Une seule ligne, une seule tête, et malheur aux opposants : internements, camps de concentration, exécutions massives se succèdent. Staline devient, avec le soutien de Lénine, Secrétaire général du Parti. Il ne quittera plus son poste, en dépit de ses dissensions avec Vladimir Ilitch. Dès lors, le sort de Trotski est scellé. Expulsé d’URSS en 1929 après avoir été assigné en résidence à Alma Ata, indésirable dans tous les pays du monde, il ira de Turquie en Norvège avant d’échouer au Mexique, toujours poursuivi par la vindicte des communistes, jusqu’à son assassinat en 1940.

Trotski à sa table de travail

Trotski à sa table de travail

L’Espagne, république sous influence et monnaie d’échange

C’est dans le climat de prise en main de l’URSS par Staline qu’éclate la guerre d’Espagne. Lorsque les Républicains se battent contre les armées de Franco soutenues par l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini, l’aide de l’URSS se fait tiède. C’est qu’en Espagne, les communistes ne sont pas seuls. L’anarcho-syndicalisme est puissant, ce qui n’est pas du goût de Moscou qui a décimé son équivalent russe. L’aide russe se fera conditionnelle et on peut penser que Staline utilisera l’Espagne comme monnaie d’échange, tout comme il n’hésitera pas à signer avec l’Allemagne, qui pourtant pourchasse les communistes, un pacte de non-agression.

Les émissaires communistes grouillent dans la péninsule Ibérique, dressant les uns contre les autres, répandant l’idée que l’URSS, patrie du communisme, doit être préservée en priorité et à tout prix pour permettre aux idéaux révolutionnaires de survivre et d’essaimer dans le monde. C’est au nom de ce même principe que pendant les années noires du stalinisme, les intellectuels français se garderont d’attaquer Moscou et conserveront à l’égard de Staline une attitude bienveillante, pour ne pas dire complice. Pendant ce temps le « petit père des peuples » aura éliminé physiquement plus de vingt millions de personnes, assassinant, déportant en masse jusqu’à ses très proches, valets du pouvoir que la propagande charge de ses exactions pour que demeure préservée la « pureté » révolutionnaire.

Des histoires tressées ensemble qui finissent par se rejoindre

Le contexte et le cadre historique sont, on le voit, passionnants en eux-mêmes. Le roman, foisonnant, en restitue les péripéties, qu’il mêle aux espoirs de la révolution cubaine et à la misère noire qui en résulte, dans un climat de suspicion et de délation qui n’a rien à envier à l’URSS. Il procède en allers-retours entre ces passés – qui mêlent dans une même histoire la Russie, l’Espagne et Cuba – et un présent qui se situerait à la veille de la chute du Mur de Berlin, lorsqu’enfin vacille le mastodonte soviétique, entraînant dans sa chute le pays « frère » de Cuba, et que se fissure la forteresse de silence érigée par le régime de la terreur.

Trotski, affaibli, marginalisé, ne cesse de combattre son ennemi de toujours, supputant le moment où son assassinat sera ordonné, lorsque l’épouvantail qu’il représente et qu’on agite comme celui du fossoyeur de la révolution, responsable d’alliances qu’on dit contre nature, n’aura plus d’utilité pour le régime soviétique. Depuis son exil, il assiste en témoin impuissant à la mise en accusation des premiers compagnons de la révolution, dénonce sans relâche les manipulations dont il est, avec les trotskystes, la victime. Il n’en demeure pas moins celui par qui la violence arrive, le fossoyeur de toutes les « déviances » de la révolution et le bras armé d’une répression impitoyable. L’exilé méfiant ouvrira cependant sa porte à celui qui lui défoncera le crâne avec un piolet.

Son meurtrier, Ramón Mercader, est un parfait petit soldat d’origine catalane convaincu par le marxisme-léninisme. Manipulé par un agent soviétique qui le forme et le dresse à tuer sans état d’âme ceux qu’on lui désigne, il continuera, en dépit de ses doutes, à perpétrer les crimes qu’on exige de lui car la révolution a besoin de soldats qui ne se posent pas la question de savoir si la fin justifie les moyens, encore moins de s’interroger sur la nature exacte de cette fin. Son silence lui servira de sauf-conduit même si sa fin de vie, « protégée », sonne le glas des illusions nourries et n’a pour paysage que le désabusement.

Quant à Iván, l’homme revenu de tout qui crut à la révolution cubaine et partit cueillir la canne à sucre pour redresser le pays, il se veut, tels les trois petits singes refusant d’écouter, de voir et de parler, à distance de cette tranche d’histoire dont il est le témoin privilégié. Il ne pourra cependant s’empêcher d’essayer de savoir, comme s’il fallait, à la fin, que la vérité éclatât.

Leonardo Padura et son livre

Leonardo Padura et son livre

Dans la fange noire et boueuse de la négation de l’individu

Passant sans transition d’une période à l’autre, d’un personnage à l’autre, d’un événement à l’autre dans un mouvement d’oscillation permanent, le roman nous entraîne dans un maelström aussi grandiose qu’hallucinant. Avec une méticulosité pointilleuse qui rend à l’histoire son poids d’atrocités, Padura ne nous dit pas seulement l’échec de l’utopie révolutionnaire, il dit aussi la lente dégradation de la qualité d’humain qu’il a engendrée, menée avec acharnement et systématisme. Alors même que l’histoire est connue et que nous pouvons penser ne rien apprendre de plus, cette reconstitution romanesque par le menu donne le vertige. Les personnages qui s’agitent devant nos yeux, loin d’être des entités désincarnées, sont des êtres de chair et de sang pris dans le mensonge et la dissimulation, complices à leur manière d’événements qu’ils n’ont pas initiés. L’anéantissement des personnalités, la décérébration qui en est le corollaire, la manipulation mentale généralisée qui a présidé à l’un des pires épisodes de l’histoire mondiale apparaissent aujourd’hui proprement sidérants. Ils n’en sont pas moins une réalité qui a de quoi laisser songeur.

 

L’Homme qui aimait les chiens de Leonardo Padura

Traduit de l’espagnol (cubain) par René Solis et Elena Zayas

© Editions Métailié pour la traduction française

Publié en poche dans la collection « Grands romans POINT »

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