4 Avril 2018
Le Centre Pompidou, en présentant le projet formé par Chagall d’une école populaire d’art, gratuite et ouverte à tous, à Vitebsk, sa ville natale, témoigne de l’effervescence artistique novatrice qui suit la révolution d’octobre en Russie.
Les exactions du pouvoir soviétique à partir du milieu, et plus particulièrement de la fin des années 1920 ont masqué l’espoir fou et le formidable mouvement qui secoua le monde de l’art en Russie durant les années immédiatement postrévolutionnaires. Qu’il s’agisse des expérimentations cinématographiques de Dziga Vertov qui, dans l’Homme à la caméra, utilise toutes les ressources du médium, tant dans le montage, heurté, des séquences que dans les effets (surimpression, superposition, accéléré, ralenti…), du futurisme provocateur de Maïakovski ou de la naissance de l’abstraction, dans la lignée de Malevitch et des suprématistes, la Russie s’affiche alors comme le lieu privilégié des expérimentations avant-gardistes.
Une école d’art populaire, loin de Petrograd et de Moscou…
Chagall, revenu dans son pays en raison de la guerre après un séjour en France, participe de cette vie intense qui s’empare alors des artistes. Juif nouvellement hissé par la révolution au statut de citoyen à part entière, il forme le projet de créer à Vitebsk, en Biélorussie, loin de l’épicentre de la Révolution, une école d’art qui accueillera toute la diversité, sans exclusion aucune, des tendances du moment. Chagall, qui a découvert à Paris le cubisme et les Fauves, invite à participer à l’aventure les enseignants les plus divers, figuratifs et abstraits. « Le peuple révolutionnaire, écrit-il, donnera un vaste espace à tous les talents, la pleine possibilité pour tous les dons populaires de se développer, alors que jusqu’ici la vieille et caduque école académique, ainsi que les conditions sociales du monde bourgeois, les ont empêchés de se manifester. L’école d’art qui s’ouvre à Vitebsk se donne comme première tâche de faire passer dans la vie les principes d’un art authentiquement révolutionnaire qui rompra avec la vieille routine de l’académie ». La création d’un musée complétera le dispositif qu’approuve Lounatcharski, le Commissaire à l’Instruction, qui apprécie, à l’inverse de Lénine et de nombre de bolcheviks, l’art moderne.
Effervescence et diversité
Chagall est donc nommé Commissaire des beaux-arts de sa ville en septembre 1918. C’est dans l’effervescence créatrice que l’école rassemble des enseignants aussi divers que le très figuratif Iouri Pen, qui reprend à son compte les leçons de la peinture académique pour promouvoir un « ‘art juif » accordant une grande place à la vie quotidienne dans le shtetl, ou le traditionnaliste Iouri Doboujinski, ou encore Ivan Pouni, figure emblématique des courants futuristes. Ouverte en janvier 1919 dans un hôtel particulier précédemment occupé par un banquier, l’école accueille, dès le printemps, Vera Ermolaeva, qui enseigne le cubo-futurisme et El Lissitsky qui, après un séjour en Allemagne, revient à Vitebsk pour enseigner les arts graphiques, l’imprimerie et l’architecture. Il invitera Kazimir Malevitch à les rejoindre. Dans le même temps, le peintre figuratif Robert Falk initiera un « atelier Cézanne ».
Invitée à participer à la célébration du premier anniversaire de la révolution d’octobre, l’école crée un atelier communal chargé de réaliser toutes les commandes de décoration de la région. Les artistes créent les décors des grands défilés-spectacles : affiches, bannières, tribunes et guirlandes. D’abord dessinées en petit format sur un carroyage permettant l’agrandissement, les affiches, accrochées sur les façades, adoptent des formes simplifiées et une palette réduite. Les ébauches de Iakerson sont celles qui nous sont parvenues en plus grand nombre. Assez schématiques avec leur tracé simple et la répartition uniforme, en grandes zones, des couleurs, elles exaltent la révolution prolétarienne en marche, les paysans, l’Armée rouge. Chagall, à sa manière, n’est pas en reste. Reprenant l’une de ses constantes – ses personnages gigantesques en apesanteur dans l’espace – il les projette dans le ciel dans un mouvement En avant, en avant, à pas de géants ou les transforme en Goliath mettant à bas les palais dans Paix aux chaumières, guerre aux palais.
Une diversité d’approches qui en dit long sur l’art et l’histoire
Avec son ensemble inédit de 250 œuvres, l’exposition nous rend témoins de ce moment exceptionnel où le monde change, où l’histoire se bâtit, jusqu’aux soubresauts qui consacreront la disparition de ce mouvement amorcé dans les années révolutionnaires. Elle nous parle d’un temps où tout semble ouvert, où les tentatives les plus folles semblent possibles, où les investigations de toute sorte sont permises, encouragées… Même Chagall, si constant dans son parcours pictural, n’échappe pas à l’imprégnation du renouveau. Le cubo-futurisme apparaît dans son œuvre comme dans ce Paysage cubiste (1919) où coexistent, comme l’affirmation de la multiplicité des directions possibles la fragmentation cubiste et la figuration d’un petit personnage s’abritant sous un parapluie vert. Quant à son Autoportrait au chevalet (1919), il dessine sur la toile en train de se faire les figures emblématiques du suprématisme – une pyramide reprenant la forme triangulaire dans l’espace et un cercle. La qualité des œuvres exposées, dans tous les genres, en dit long sur l’exigence qui fut celle de l’école de Vitebsk. Qu’il s’agisse de l’Autoportrait (1922) de Iouri Pen où la référence à Rembrandt se conjugue avec le portrait, en fond, de Chagall, de l’affiche Frappe les blancs avec le coin rouge (1919-1920) de Lissitsky dont l’admirable géométrie en trois « couleurs » (noir, blanc, rouge) dit la lutte révolutionnaire, des œuvres suprématistes de Malevitch (Suprématisme mystique, 1920-1922), de Koudriachov (Schéma général du décor du premier théâtre soviétique d’Orenbourg. Composition de la salle de spectacle, 1920), ou du Projet de décor pour l’opéra « Victoire sur le Soleil » (1920) de Vera Ermolaeva, qui établit une parenté avec le cubisme et préfigure les figures qui apparaîtront chez Oskar Schlemmer et son Ballet triadique, toutes ces œuvres dégagent une énergie communicative. La vie bouillonne dans cette recherche qui ne s’interdit rien, explore la sculpture en trois dimensions comme la surface plane du tableau ou de l’affiche.
Une collection d’art emblématique
Pour constituer la collection d’œuvres destinée à compléter l’apport de l’école, Chagall fait appel au Fonds artistique de l’État. Deux cent quarante œuvres de quarante-et-un artistes sont ainsi rassemblées pour attester des principaux courants russes, du réalisme à l’art abstrait, incluant l’impressionnisme, le cézanisme et le cubisme. L’exposition en présente une dizaine. Au côté de Kandinsky (la Place rouge, 1916) et d’Olga Rozanova (Nature morte aux tomates, 1910, mais aussi Composition sans objet, vers 1916), on retrouve Natalia Gontcharova (les Lutteurs, 1909-1910) et Mikhaïl Larionov (Vénus, 1912), tout comme Pen, Malevitch et Lissitsky. Ah ! le joli temps où le passage de l’utopie à la réalité n’apparaissait pas comme un vain rêve mais comme une pensée en acte destinée à changer le monde !
Chagall, Lissitsky, Malevitch. L’avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922
Exposition conçue en collaboration avec le Van Abbemuseum, Eindhoven
Commissaire : Angela Lampe
28 mars – 16 juillet 2018
Centre Georges Pompidou – Place Georges Pompidou – 75004 Paris
Ouvert tous les jours sauf le mardi 11h-22h