12 Mars 2018
Wendy Beckett fait de la vie de cette jeune sculptrice de grand talent qui fut l’élève et la maîtresse de Rodin avant d’être internée, oubliée du monde, après leur rupture un drame psychologique et social exemplaire.
Camille Claudel est une personnalité qui sort de l’ordinaire. Élève extrêmement douée et prometteuse de Rodin dans un temps où les femmes n’avaient qu’exceptionnellement et dans des conditions très restreintes, le droit d’accéder aux ateliers, elle constitua une figure à part en son temps. Reconnue pour son talent, elle fit scandale autant pour son comportement libre et sa liaison affichée avec le sculpteur que pour son travail.
Une mise en scène très « plastique »
Les lumières qui s’allument illuminent un décor d’atelier. En fond de scène tombe un rideau plissé maculé de plâtre et de débris dont le drapé souligne la théâtralité. La lumière vive qui passe au travers de fenêtres dont le châssis n’apparaît qu’en ombre chinoise s’y projette. Somptueuse, elle révèle les changements de lieu. Le décor suggère l’art mais aussi la science de la représentation. Des tabourets, un tambour qui permet de faire tourner les sujets ou les sculptures encombrent l’espace. En ce lieu esthétique que se sont approprié les jeunes sculptrices, la beauté règne, le travail aussi. Ces femmes ont bravé le poids des conventions pour se consacrer à cette discipline, masculine par excellence. Elles restent cependant victimes des interdits qui frappent les femmes : elles ne peuvent, contrairement aux hommes, avoir des modèles vivants… Dans l’espace de liberté qu’est l’atelier, Camille entre en résistance en décidant de passer outre. La voir modifier le placement d’un bras, la courbure d’un corps, la forme d’un mouvement arrêté sur un modèle est une révolution que le spectacle souligne.
La carrière d’une femme hors du commun
Le parcours de Camille est saisi au moment où elle s’affranchit de la tutelle familiale. C’est une jeune femme de dix-huit ans qui se lance, avec le soutien de son père, dans l’aventure artistique et loue rue Notre-Dame-des-Champs un atelier où la rejoint, entre autres, l’Anglaise Jessie Lipscomb qui sera l’une de ses proches. Rodin, missionné par le sculpteur Alfred Boucher pour le remplacer dans ses cours aux jeunes filles, séduit par la personnalité artistique déjà affirmée de Camille, en fait son assistante. Mais l’élève se révèle plus que douée. Elle exerce sur Rodin une influence certaine : « Mademoiselle Claudel, dira-t-il, est devenue mon praticien le plus extraordinaire, je la consulte en toute chose. ». Il faut dire que Camille sculpte comme un homme, avec la même énergie, la même violence, n’hésitant pas à représenter la nudité avec une puissance d’expression qui force l’admiration, ce qui n’est pas sans susciter des critiques à une époque où les femmes, qui n’ont par ailleurs aucun droit, sont confinées aux bavardages de salon et aux travaux d’aiguille. À ceux qui la critiquent, Rodin répond : « Je lui ai montré où trouver l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle ». Subjugué, il fait d’elle sa muse, réalise de nombreux portraits d’elle.
Des amours tumultueuses
Camille devient la maîtresse de Rodin. Leur liaison dure près de dix ans, mais le refus obstiné du sculpteur de l’épouser conduit à leur rupture. Dans l’intervalle, il est probable que des enfants non reconnus soient nés de leur passion – deux pour le moins, sur lesquels le spectacle fait silence – avant l’avortement que subit Camille Claudel et qui marque la fin de leur union. Rodin a d’autres projets en tête – et Camille a vraisemblablement perdu de sa fraîcheur… Elle sombre dans la dépression et l’alcool. Mais leurs relations ne cessent pas pour autant. Rodin continue de travailler à sculpter Camille pour la « sublimer ». Camille, quant à elle, cherche à s’affranchir de l’influence du maître.
Son instabilité psychologique éloigne ses soutiens et raréfie les propositions de travail. Quant aux commandes publiques, elles ne viennent pas. Il ne fait pas bon, à cette jonction entre le XIXe et le XXe siècle, afficher un comportement jugé comme scandaleux. La transparence sur le plan personnel de Sakuntala (1905), où s’exprime une passion physique intense entre deux jeunes gens nus, ou l’implorante silhouette de femme qui poursuit l’homme qui s’échappe dans l’Âge mûr (1899) ont de quoi déranger la bien-pensance hypocrite du temps.
Un internement inique
À partir de 1905, plus de dix ans après la rupture, le malaise de Camille s’est intensifié. Elle est en proie à des troubles obsessionnels et paranoïaques et à une forme de délire de persécution. À la mort de son père, en 1913, sa famille demande son internement. Elle restera enfermée trente longues années au cours desquelles sa famille fait le vide autour d’elle en dépit des protestations publiques qui s’élèvent. Son frère Paul ne lui rendra visite qu’une douzaine de fois, sa mère jamais. La famille, en dépit de l’amélioration de son état, refuse toute éventualité de sortie. Enterrée vivante, Camille ne sculpte plus, « incarcérée […] comme une criminelle, privée de liberté, privée de nourriture, de feu, et des plus élémentaires commodités ». Elle s’éteindra en 1943, en pleine guerre, sans doute victime de malnutrition.
La sculpture chorégraphiée
La reconstitution pas à pas de la carrière brisée de Camille et de son destin tragique est minutieusement menée. La surprise et l’innovation viennent du traitement accordé à la sculpture dans le spectacle. Les statues sont remplacées par des danseurs qui se révèlent au fil du temps non pas immobilisés pour l’éternité des temps, mais doués de mouvement. Le corps recouvert d’une fine poussière blanche, le visage figé dans l’expression que lui donne le sculpteur, ces statues animées changent de posture au fil du temps, prenant avec lenteur et dans un jeu qui révèle le travail de la musculature les attitudes tendues à l’extrême et la puissance expressive qui caractérisent les sculptures de l’artiste. Le mouvement et la dynamique imprimés par Camille Claudel prennent ici toute leur force et leur dimension.
Une approche très « psychologique »
Cependant, de cette aventure hors du commun, Wendy Beckett tire une pièce sans aspérité. Extrêmement efficaces, les dialogues font progresser l’action ou éclairent la situation. Ils fonctionnent comme une machine parfaitement huilée mais ils n’apportent pas d’« ailleurs ». L’intérêt premier de l’auteur pour le personnage – porter un regard sur Camille Claudel en tant que psychologue, restituer le « sentiment » de ce qu’elle a enduré et explorer l’équilibre délicat entre créativité et folie – forme la limite même de l’exercice.
Le romantisme – noir – qui s’attache à cette pauvre jeune fille, déchirée et sacrifiée, a de quoi émouvoir les esprits les mieux trempés. Célia Catalifo y met toute son âme et sa force de conviction, qui sont grandes. Elle est tour à tour moqueuse et provocante, pathétique et véhémente. Mais la fonction du théâtre est-elle celle d’un documentaire qui retrace fidèlement la réalité – ou s’affirme comme tel ? On reste dangereusement au niveau d’une œuvre présentée avec un souci réaliste du détail biographique, quand on aurait souhaité une « vision » théâtrale. Si la pièce montre la difficulté pour une femme, en cette fin de XIXe siècle, d’être elle-même, l’importance accordée à la psychologie du personnage masque en partie une réalité plus triviale que celle qui nous est présentée où Paul Claudel devient un jeune homme influençable présenté en quelque sorte comme une « victime consentante » de l’acharnement de sa mère envers Camille. De la même, manière on oublie un peu vite la personnalité de Rodin, égocentrique et égocentré, préoccupé de sa notoriété avant tout. Était-ce névrose de Camille de se sentir persécutée parce qu’elle fait de l’ombre à la carrière de diplomate de son frère et à la renommée de son ancien amant ? La pièce ne tranche pas. À vouloir trop en dire elle s’égare. Car au-delà de l’interrogation sur les liens entre création et folie ou les relations familiales ou amoureuses qui seraient à la source de sa névrose, Camille Claudel est emblématique du sort des femmes. Victime expiatoire d’un système coercitif et genré, elle a été broyée sans possibilité de recours et le drame se situe au-delà d’elle. Dans le refus de la pièce à choisir un parti contre un autre, son propos se dilue et perd de son impact.Cela n’a pas semblé gêner les spectateurs, qui se montrent enthousiastes…
Camille Claudel, de l’ascension à la chute de Wendy Beckett (traduit par Park Krausen et Christof Veillon)
Mise en scène : Wendy Beckett
Chorégraphies : Méryl Tankard
Scénographie : Halcyon Pratt
Avec : Célia Catalifo (Camille), Marie-France Alvarez (Suzanne), Marie Bruguière (Jessie), Swan Demarsan (Rodin), Clovis Fouin (Paul Claudel), Christine Gagnepain (Mme Claudel), Sébastien Dumont, Audrey Evalaum, Mathilde Rance (les danseurs-statues).
Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, Square de l’Opéra, 7 rue Bourdeau – 75009 Paris
Du 7 au 24 mars 2018, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h.
Tél. 01 53 05 19 19