28 Janvier 2018
Prendre au théâtre une leçon de philosophie en se divertissant beaucoup n’est pas si fréquent. C’est la prouesse que réalise la compagnie Moukden avec ce spectacle qui nous renvoie aux origines de la philosophie.
La nuit qui précède sa mort, ceux qui ont compté pour Socrate reviennent le visiter en songe, établir avec lui un dernier dialogue. Prenant pour point d’appui trois textes de Platon sur Socrate – on sait que Socrate ne laissa aucun écrit mais que sa pensée nous est rapportée, fidèlement ?, par Platon – la pièce associe l’Alcibiade majeur (ou Premier Alcibiade, dont l’attribution à Platon demeure incertaine), Euthyphron et l’Apologie de Socrate. Le dialogue socratique prend ici toute son ampleur de mode d’apprentissage de la pensée par le questionnement et la confrontation.
Fusion d’hier et d’aujourd’hui et rencontres de l’espace scène-salle
Lorsqu’on entre dans la salle, on pénètre dans un espace où sont disposées, comme pour une conférence, des chaises en demi-cercle autour de deux écrans. Pas de gradins séparés de l’estrade où se meuvent les comédiens mais un espace où le spectateur se trouve à même la scène, témoin, participant, quoique passif, à l’action. Les comédiens évolueront au milieu de nous. Ils sont à la fois nos contemporains et les personnages qu’ils nous présentent. Socrate se glissera à tour de rôle dans la peau de l’un ou l’autre des deux comédiens. Dans cette alternance où l’un est l’autre et vice-versa, les rôles s’inversent, comme pour nous signifier que l’important n’est pas l’incarnation des personnages mais le discours qu’ils tiennent.
Cet ancrage dans le monde actuel, on le retrouve dans les deux écrans plats que le comédien qui incarne Alcibiade au début de la pièce, armé d’une tablette, utilise pour projeter des images et des extraits de textes ou de chats entre les personnages. Pas de jeux de lumière complexes mais la vérité nue du plateau sur lequel nous sommes assis. Pas de fond sonore suggérant une ambiance mais la seule force du texte, qu’on ne peut qu’écouter sans se laisser distraire.
Diriger les hommes, dites-vous… Mais comment et en vertu de quoi ?
Le premier des trois « songes » place face à face Socrate et Alcibiade. Ce jeune homme devenu adulte, aimé par Socrate, expose à son maître son ambition de marcher sur les traces de Périclès, son père adoptif, en alliant les compétences de chef militaire dans la guerre et de gestionnaire – autocrate – de la cité. Pour ce faire, rétorque Socrate, il faut en avoir les capacités et celles-ci passent par la connaissance. Peut-on bâtir un édifice solide sans connaître l’architecture, interroge le philosophe ? Or Alcibiade est ignorant de la technique… Qu’importe, lui répond le jeune homme, la gouvernance n’implique pas un tel degré de spécialisation. Bien, bien, mais dans ce cas, où trouver ses repères ? Dans la justice, énonce Alcibiade. Et comment la détermine-ton ?
De fil en aiguille, avec amusement, Socrate démonte les faux-semblants, les idées toutes faites qui sous-tendent le raisonnement politique tandis que sont projetées sur les écrans des images du cycle de la Guerre des étoiles de George Lucas. Yoda apporte sa note verte à l’image du vieux sage et Dark Vador sa noire cuirasse aux velléités impérialistes… On le sent : la problématique du débat n’est pas propre à la Grèce antique. Elle est de tous les temps et les passerelles s’établissent sans autre discours que cette mise en parallèle muette…
Inculquer le non conformisme à la jeunesse, s’en prendre à une vision étroite de la religion… un combat permanent ?
Dans la période d’incertitude et de malheurs que traverse Athènes à la jonction du Ve et du IVe siècle avant Jésus-Christ, Socrate fait figure de bouc émissaire. Son procès public et spectaculaire peut apparaître comme un écran de fumée jeté sur les revers que subit la démocratie athénienne comme l’oligarchie qui tente de la remplacer. Dans ce contexte, les chefs d’accusations reprochés à Socrate sont de l’ordre de l’incivisme : outre la corruption de l’esprit des jeunes gens, on lui attribue un refus des divinités athéniennes et l’introduction de nouveaux dieux, qui expliqueraient la désaffection des dieux à l’égard de la cité… Merveilleux prétexte que Socrate cherche à désamorcer en interrogeant un maître à penser religieux, le devin Euthyphron, sur l’impiété qui lui est reprochée et dont il démonte les arguments.
Une fois de plus le philosophe s’appuie sur les incohérences d’un raisonnement qui fait reposer la piété sur l’obédience aux dieux – quelle est-elle exactement, la question est pertinente –- en même temps que sur la justice. Mais, dit Socrate par exemple, les dieux se querellent, ne sont pas toujours d’accord. À partir de là, comment se diriger ? Quel sera le critère qui permet de séparer la piété de l’impiété et de choisir la bonne ligne de conduite ? De fil en aiguille, de mise à nu en déconstruction surgissent les interrogations. Elles questionnent l’obéissance aux dogmes comme la justification de ces mêmes dogmes, et on se prend à rêver de les voir appliquées aux fanatismes de tout poil qui encombrent notre société d’aujourd’hui pour que naisse un raisonnement sain, et que s’établisse un dialogue dans le respect de l’autre…
Savoir qu’on ne sait rien pour faire avancer le monde ?
La grande leçon de la philosophie socratique nous est donnée par le troisième songe qui clôt la nuit qui précède la mort de Socrate. Cette fois-ci, le songe s’appuie sur une assertion de l’oracle de Delphes qui affirme que Socrate est le plus sage des hommes alors que ce dernier ne cesse de mesurer son ignorance du monde. Pour le philosophe, la nécessité de se connaître soi-même pour connaître le monde n’est pas tout. La conscience de notre propre ignorance ne peut que nous obliger à relativiser notre analyse du monde et les décisions qui en découlent. Merveilleuse leçon de tolérance quand s’exacerbent les passions nées de la certitude de détenir la vérité.
La mise à distance de toutes les évidences pratiquée par l’ironie socratique dans sa déconstruction permanente, dans ce dialogue où fusent les questionnements faussement naïfs et les mises à plat de contre-vérités, la vivacité avec laquelle le texte les révèle et le naturel avec lequel les comédiens énoncent de la philosophie comme si elle était l’émanation naturelle de la vie font de cette pièce un moment rare, une gourmandise à savourer avec l’intellect comme avec les sens.
Trois songes – Un procès de Socrate, d’Olivier Saccomano, d’après : le Premier Alcibiade, Euthyphron et l’Apologie de Socrate de Platon.
Mise en scène : Olivier Coulon-Jablonka
Avec : Jean-Marc Layer, Guillaume Riant
Théâtre L’Échangeur – 59 avenue du Général de Gaulle – 93170 Bagnolet
Du 25 janvier au 30 janvier 2018, à 20h30, relâche le 28. Scolaires en semaine à 14h30