3 Avril 2017
Sept années d’acquisitions et 300 œuvres rassemblées par le musée des Arts décoratifs témoignent de l’inventivité du graphisme et de son inscription dans notre histoire de l’art.
Constituée d’un fonds ancien de plus de 100 000 affiches publiées du XVIIe siècle à nos jours, dont la moitié relatives à la période contemporaine, la collection du musée des Arts décoratifs est l’une des collections françaises les plus riches et les plus anciennes. Les acquisitions récentes offrent un large éventail de pièces : des affiches – danse, musique, spectacle vivant, arts – de la papeterie, des couvertures d’ouvrages ou des éditions qui ont fait date, des ephemeras comme des pochettes de disques. Situées au confluent d’une demande, sociale, culturelle ou urbaine, et de l’inventivité de leurs créateurs , ces objets nous interpellent nous questionnent en même temps qu’ils tentent de repousser les limites de leur fonction utilitaire.
Un message plus souvent à décrypter qu’immédiatement préhensible
Ce qui est frappant dans la sélection contemporaine présentée, c’est la « déviance » que présentent ces affiches. Le contraste était frappant avec des affiches de la période 1930-1950. Le graphique a pris le dessus non pas sur le sens mais sur la lisibilité. On est en présence d’objets graphiques passionnants mais qui ne véhiculent plus une information immédiate, laquelle information il faut aller chercher en décryptant, en déchiffrant parfois même tant certaines sont illisibles, les éléments graphiques présents pour dégager le « message ». C’est plastiquement passionnant car certaines d’entre elles sont extrêmement belles, mais très perturbant quant à leur usage. À quoi sert une affiche si son message n’est pas immédiatement reconnaissable, si elle ne fournit pas l’information que capte le regard en un clin d’œil ? Certes ces affiches témoignent de la présence et de l’affirmation de l’art, mais est-ce réellement la destination de l’affiche ? Je suis dubitative…
Une question ouverte sur les relations de l’art et de l’utile
Mais ceci n’est qu’une réflexion générale que je pourrais tout aussi vite contredire par une autre réflexion sur l’utilitaire et l’art. L’art doit-il être utile ? Dans le cas de l’affiche la conjugaison nécessaire des deux introduit une problématique intéressante. L’affiche de Maurice Estève (1929-1930) sur les grands hôtels du PLM montre qu’on peut conjuguer les deux sans que l’art y perde vraiment. Si on transpose la problématique sur le terrain musical, que ferait Bach aujourd’hui, dans ce contexte d’indépendance artistique revendiquée, s’il avait à fournir à ses commanditaires de la musique pour toutes les occasions ? Conserverait-il la même limpidité apparente masquant la complexité de la composition ? Où est la frontière entre utilitaire et invention ? Bref, bien des questions passionnantes à poser en regard de certaines dérives artistiques que nous connaissons aujourd’hui…
Une multiplicité d’approches
L’exposition, dans sa diversité, est intéressante dans la multiplicité des regards qu’elle propose, qui sont autant de points de vue sur ce rapport de l’utilitaire et de l’art. Leur rencontre peut faire naître une poésie intense, comme chez Frédéric Techner, dont le travail sur la pixellisation des éléments crée une étrangeté pleine de saveur lorsqu’il mêle un texte manuellement écrit, dessiné, à un travail coloré très abstrait. Je me suis arrêtée à plusieurs reprises sur « Le rien mais comme splendeur » dont le slogan comme la force graphique sont tout un programme.
Tout aussi fascinantes sont les affiches d’Annette Lenz pour le Centre chorégraphique national du Havre (le Phare) qui remplissent l’espace de l’image avec un texte extrêmement travaillé au niveau de la typographie pour en conserver la lisibilité tout en créant un mouvement coloré des lettres par des dégradés de teinte. Très minimalistes en matière de couleurs – deux couleurs fondamentales et leurs variations – ces affiches associent le mouvement des lettres, par ailleurs typographiquement sans empâtement, créé par le dégradé au mouvement des formes circulaires qui envahissent le fond : une matérialisation d’un espace en mouvement, traversé et animé par la lumière où le corps peut se deviner comme halo dans un espace qui semble en trois dimensions.
Minimaliste lui aussi le projet de deux DJ’s, David et Stephen Deweal, pour une collection de musique électro sur disques microsillons, III Studio (2015) : un univers très graphique qui associe le noir et le blanc majoritairement et les décline en formes très géométriques sur la pochette et les intérieurs dans une graphie subtile où ils se correspondent et se répondent. Au caractère électronique, fabriqué, de la musique électro répond une conception géométrique, fabriquée elle aussi.
La révolution Monoprix
Révolutionnaire à sa façon est le travail de Cléo Charuet, passionné par la géométrie des formes. La manière dont, pour la marque Monoprix, il simplifie à l’extrême le « message » en recourant à des bandes horizontales utilisant un nombre limité de couleurs pour y inscrire l’information « de base » est tout simplement géniale. Elle identifie à la fois immédiatement le produit, mais dit aussi ce qu’il faut y voir : une création et une fabrication assumées par la marque, utilitaire car sans présentation luxueuse, mais cependant inventive car détachée des codes traditionnels de l’emballage proposés par les marques. Ce n’est pas le moindre paradoxe que de parvenir à affirmer la marque avec une forme qui renvoie à un concept de sous-marque par rapport aux ténors du commerce du produit tout en dénonçant, par là-même le concept de « marque » mais en affirmant graphiquement une modernité qui se dé-marque.
L’édition au cœur
Et puis il y a les souvenirs qui remontent, en particulier en matière d’édition : l’inventivité de Pierre Faucheux (qui donna son style au Club français du Livre ou marqua le Livre de Poche en créant des couvertures décalées, non illustratives, répondant au style du contenu), ou de Robert Massin (son édition de la Cantatrice chauve de Ionesco en 1964 a fait le tour du monde et l’on se souvient des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, 1961), mais aussi les couvertures un peu « trash » de Roman Ciesliewicz pour 10/18 ou les éditions du Dialogue produites à partir de 1968 et dans les années 1970. Cet affichiste éminent de l’ « école polonaise » travaille la technique du coup de poing : couleurs franches et violentes en grands aplats qui impressionnent la rétine, association de vert émeraude et de rose soutenu, de violet et de jaune, de rouge et de vert, d’orangé et de violet, de bleu, jaune et violet, qu’il s’agisse de grands classiques comme Rousseau ou Descartes, ou encore Sade ou Marx, ou de plus contemporains comme Michel Foucault.
Affiches d’ailleurs, arts divergents
Pour clore le parcours, la présence d’étranges étrangers, dont les codes graphiques renvoient aux références culturelles qui sont celles de leur pays. Les Iraniens de StudioKargah jouent avec la tradition islamique qui font du tracé des lettres un dessin – les représentations d’animaux sous forme de caractères qui définissent le dessin ne sont pas rares, par exemple – mais ici les représentations humaines sont présentes tel cette silhouette d’homme en ombre chinoise qui semble prisonnier de ces caractères qui s’inscrivent dans une affiche présentant l’exposition d’une galerie de Téhéran, intitulée « Mes yeux ; une expérience dense de l’obscurité ». Le Russe Peter Bankov produit des affiches où se ressent fortement l’influence de l’avant-garde russe. Quant à Shin Matsunaga, son affiche en sérigraphie Japan : Burn up, Japan ? Burn out, Japan ? (2001) qui reprend les codes du drapeau japonais (fond blanc et cercle rouge), traite le cercle rouge symbole de l’Empire du soleil levant comme une boule de feu en train de tomber. Interprétation éminemment évocatrice quand on la rapproche du titre – désintégration ou épuisement, usure.
La sélection, on le voit, révèle une créativité éclatée et diverse, à l’image de notre société : elle part dans tous les sens, explose tous azimuts, multiplie les codes, le individualise, tout en se situant à l’échelle planétaire
Design graphique – Acquisitions récentes du musée des Arts décoratifs
30 mars – 27 août 2017
107, rue de Rivoli – 75001 Paris
Du mardi au dimanche 11h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h
Tel. 01 44 5557 50. www.lesartsdecoratifs.fr