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Arts-chipels.fr

La Porte d’Ensor. Les figures fantasmées des fantasmes de James.

© Claude Garcia

© Claude Garcia

C’est en partant de ces images persistantes que la mémoire engrange comme autant de visions récurrentes qu’est né le projet de la Porte d’Ensor, nourri des œuvres fantastiques des peintres belges et flamands à cheval sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe, qui ont alimenté le surréalisme. Une exploration théâtrale qui s’enracine dans un terreau pictural où l’imaginaire joue le premier rôle.

Sur le plateau nu, seule trône en fond de scène une haute porte à deux battants. Fermée dans un espace ouvert, comme dotée d’une vie propre. Les hommes qui entrent côté cour et qui semblent fabriqués à partir du même moule ont quelque chose des personnages de Magritte, impassibles dans leur redingote, le melon sur la tête. C’est en silence qu’ils avancent vers la porte, qui s’ouvre pour les avaler, silhouettes muettes d’un tableau mystérieux dont l’onirisme s’impose. À la mémoire remonte la référence à Gérard de Nerval et à son Aurélia : « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort […] C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme […] le monde des Esprits s’ouvre pour nous. » C’est de cette porte que surgiront les personnages que l’imaginaire du peintre fait apparaître sur le devant de la scène. Créatures de rêve ou de cauchemar qui mènent leur existence erratique et solitaire, les unes aux côtés des autres.

© Claude Garcia

© Claude Garcia

Ensor, un meneur de jeu sur les chemins de l’imaginaire

L’autoportrait du peintre « au chapeau fleuri » reviendra comme un leitmotiv, accompagné par le personnage magrittien qui l’incarne et qui ouvre le bal du texte par un autoportrait au ton décalé, détaillant toutes les parties de son corps, du nez aux doigts de pieds et des seins au sexe sans oublier de les associer à des états d’être. Du peintre il livrera les mots, colorés par les sons et les odeurs qui s’entrechoquent et se mêlent dans une symphonie de rouges, de bleus acier et de jaunes vifs où la mer et les maux s’étalent à fleur de sable. Certains textes sont repris à l’artiste, tels des extraits de sa correspondance ou le poème non rimé que le peintre consacre à Ostende, cette ville qu’il fuit en pensée mais dont il s’« ennuie loin de son ennui » lorsqu’il en est éloigné – il ne la quittera jamais vraiment malgré un séjour de quelques années à Bruxelles. D’autres sont des dérives et des réinventions inspirées de tableaux, qu’il faut engranger en laissant au vestiaire tout cheminement logique pour se laisser porter par ce parcours visuel aussi bien que sonore qui forme le cours du spectacle.

© Claude Garcia

© Claude Garcia

Une galerie de personnages comme autant de spectres

De-ci, de-là, des toiles apparaissent telle la provocatrice Entrée du Christ à Bruxelles des années 1888-1889 où, dans une atmosphère de liesse carnavalesque, le slogan de « Vive la Sociale ! », qui accompagne un « Vive Jésus, roi de Bruxelles ! », vient rappeler la proximité d’Ensor avec l’anarchisme. Mais ce sont surtout les personnages qui s’invitent sur le devant de la scène pour raconter ces histoires de masques qui viennent d’Ensor mais aussi d’ailleurs. Il y a la petite fille toute de blanc vêtue qui rappelle le Pierrot au masque mortuaire des Masques singuliers (1892), qui cherche désespérément à attirer l’attention du peintre qui l’a créée, ces vieilles aux visages grimaçants qui semblent tout aussi bien sorties de Goya que d’Ensor, la mère qui se dérobe et refuse d’accepter ce que son fils est devenu, l’homme au haut de forme tuyau à large bord qui rappelle, l'ondulation en moins, le chapeau de l’époux Arnolfini peint par Van Eyck. On se promène dans Brueghel et dans Bosch tout en suivant la femme nue du Pornokratès de Félicien Rops, qui tient un cochon en laisse. Les visages sont figés dans d’effrayants sourires tandis que des veuves noires semblent tout droit sorties d’un lupanar. Hommes et femmes jouent indifféremment à endosser les rôles dans un univers où les visages sont des masques, avant que les masques ne deviennent des visages.

© Claude Garcia

© Claude Garcia

Une exhibition cérémonielle de fin du monde

C’est à un requiem pour une humanité défunte que le spectacle nous convie. On retrouve la violence désespérée qui habite la série des tableaux consacrés aux masques par l’artiste – environ quinze années, entre 1883 et 1899, qui se solderont par son arrêt d’activité de peintre. Il y a, dans ce défilé de figures déshumanisées qui s’obstinent à vouloir s’imposer, quelque chose de l’esthétique de Tadeusz Kantor et de ses créatures de morts-vivants. La trace d’une souffrance qu’on retrouve dans la gestuelle saccadée et marionnettique de la jeune fille à visage humain et dans son urgence aussi existentielle qu’inefficace à dire. On la reconnaît dans cette galerie de portraits qui traversent la scène sans jamais être autres que des silhouettes. On la perçoit dans la musique d’animaux tristes que souligne un accordéon venu des tréfonds du spleen populaire. Un puppet show extrait du néant et qui y retourne.

Une cérémonie funèbre

La mort est omniprésente dans cette peinture hallucinée nourrie par les masques au milieu desquels vit Ensor, réfugié chez sa mère qui en fait commerce. Altérités d’humains quand ceux-ci ne sont plus que l’ombre d’une humanité, les masques exhibent l’omniprésence de leur absence et de leurs difformités grotesques à hanter les nuits blanches. Leur cérémonial funéraire côtoie les cauchemars d’Otto Dix et de Grosz dans leurs visions d’après-guerre et les figures hantées de Munch qui portent sur le monde un regard plein d’effroi. Mais on retrouve aussi l’outrance désespérée de l’expressionnisme et la vacuité du réel portée par le surréalisme, par Magritte ou Delvaux dans ces portes, ces fenêtres, ces cloisons qui ne séparent plus l’intérieur de l’extérieur, l’imaginaire créé par l’esprit de la réalité du monde.

© Claude Garcia

© Claude Garcia

La musique comme une circulation qui transcende le temps

Dans la circulation intemporelle qui vient fouailler la nature des êtres et des choses, la musique est comme une passerelle. Teintée de rock ou d’accents jazzy par endroits, empruntant au tango ou à la complainte populaire dans d’autres, elle s’enracine cependant fortement dans la musique baroque : avec Claudio Monteverdi, qui fait la charnière avec la Renaissance, avec Purcell, Vivaldi et Haendel. Le contre-ténor Rémy Brès-Feuillet, intéressé par d’autres expérimentations que celles du monde lyrique et qui a participé, entre autres, aux Carmina burana chorégraphiés par Claude Brumachon, prête sa voix – et sa présence scénique – aux mélodies magnifiques qui nous entraînent hors du temps et de l’espace dans un monde où la modulation tient lieu de discours et où circule un petit vent d’éternité, y compris dans la célébration de la mort. La musique contribue, par son échappée belle, à la déconnection du réel à laquelle invite la suite de tableaux qui nous est proposée. Et, pour reprendre la formule du personnage de la jeune fille, avide de connaître et d’être reconnue, si l’on perd un peu d’Ensor dans la forêt des références, on gagne à ce mélange des visages cramoisis et des squelettes élégants avec ce train tout en fureur et en vitesse « qui part de toutes les gares ». Il suffit, pour cela, de franchir sans entrave ni frein les limites de la Porte d’Ensor.

Les Masques scandalisés, 1883. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles © DR

Les Masques scandalisés, 1883. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles © DR

La Porte d’Ensor de Marion Coutris et Serge Noyelle
S Texte et dramaturgie Marion Coutris S Mise en scène et scénographie Serge Noyelle S Régisseur général Thibault Arragon de Combas S Lumières Serge Noyelle & Cédric Cartaut S Vidéo Cédric Cartaut S Son Bastien Boni S Adaptation lyrique et accordéon Rémy Brès-Feuillet S Avec Rémy Brès-Feuillet, Marion Coutris, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Andrés García Martínez, Camille Noyelle, Hugo Olagnon, Leonardo Santini, Geneviève Sorin, Bellkacem Tir S Bande sonore Patrick Cascino (piano), Didier Lévêque (accordéon), Magali Rubio (clarinette), Marco Quesada (guitare), Charly Thomas (contrebasse), Monteverdi, Purcell, Vivaldi, Haendel S Coproduction Théâtre des Calanques et Groupe 444 S Soutien à la production Fransbrood Production (Gent) S Création au Théâtre des Calanques le 22 mars 2024.

Du 22 au 30 mars 2024
Théâtre des Calanques - 35, traverse de Carthage, 13008 Marseille

www.theatredescalanques.com

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