8 Février 2024
Cette épopée du quotidien de trois sœurs prises au piège de la révolution iranienne a la force du témoignage vécu. Gurshad Shaheman, remontant à leur enfance, fait entendre leur voix en même temps qu’il les invite sur scène à devenir leurs propres personnages.
Des estrades recouvertes de tapis ont été disposées sur la scène. Elles rappellent les restaurants de plein air du nord de Téhéran où les clients mangent assis sur des lits recouverts de tapis. Les spectateurs qui le souhaitent peuvent s’installer sur une partie d'entre elles, les autres prendront place sur les gradins. Certaines de ces estrades, vides de spectateurs, constitueront les plateaux de théâtre où les comédiennes et leur metteur en scène se produisent. Les passages entre les estrades serviront aussi d’espace théâtral. Reprenant la tradition d’accueil moyen-orientale, petits gâteaux et thé seront offerts dans ce lieu où acteurs et spectateurs participent à un même événement. D’ailleurs, les comédiens du spectacle, tels des hôtes, accueillent le public à son entrée dans la salle.
Trois récits de destinées singulières
Six femmes sont présentes sur scène avec le metteur en scène qui joue également un rôle. Certaines d’entre elles ne parlent pas le français. On comprendra par la suite qu’elles vont chaque fois par paire. L’histoire racontée ici n’est pas inventée, elle est celle de trois femmes – trois sœurs – élevées en Iran, dont deux connaîtront l’exil – une en France et une en Allemagne. À l’occasion de leurs retrouvailles pour voir en Avignon le spectacle de Gurshad Shaheman, le fils de l’une d’elles, elles ont évoqué leur passé, ce qui a donné à l’auteur l’envie de rendre compte de leur destinée singulière. Il les a donc enregistrées pour tirer de ces interviews la matière qui constitue le spectacle. Elles seront sur scène, figures omniprésentes mais muettes, tandis que trois comédiennes conteuses endosseront chacune le récit de la vie des trois femmes. Des doubles elles aussi venues d’un Orient qui n’a plus rien de la magie des Mille et une nuits.
Trois femmes, trois destins
Elles nous livrent le souvenir d’une enfance préservée à Mianeh, une petite ville des montagnes de l’Azerbaïdjan iranien, dans les années 1960. Une éducation libérale qui les conduit à faire des études universitaires, non exemptée cependant du poids des traditions puisque des mariages arrangés sont prévus pour elles. Il y a les aimées et la moins aimée, le poids de la famille, la pression insidieuse qu’on fait peser sur elles et leur volonté de résistance, plus ou moins forte. L’une cèdera, les autres rueront dans les brancards d’autant que l’atmosphère est à la contestation. Le pouvoir du Schah vacille, un espoir fou s’empare de cette jeunesse qui veut en finir avec la dictature et ses prisons où l’on enferme les opposants et où l’on torture.
Une lumière éphémère au fond du corridor
Elles racontent les maris violents, les enfants qu’on cherche à protéger, le séisme que crée la chute du régime en 1979, le militantisme, l’effervescence qui secoue la jeunesse de l’époque. Les souvenirs affluent. De la découverte de l’intérieur de la prison à la chute du Schah, des traces sanglantes qui colorent encore les lieux, de ces fers à repasser noircis de chair carbonisée, des excréments qui jonchent le sol et de l’espoir du plus jamais. Tandis que les comédiennes racontent, les trois femmes qui sont à la source, par leur expérience de vie, de la création du spectacle rappellent les actes quotidiens qui correspondent au récit. Une vie où servir est le lot des femmes et où la « liberté » des femmes est encadrée, soumise aux diktats de la famille. Mais l’espérance est là, avec ces manifestations à visage découvert, les discussions au bout de la nuit, les filles qui étudient, Sartre et Beauvoir dans leur besace.
Des histoires de descentes aux enfers
Elles décrivent le resserrement qui s’opère. Ces photographies qu’on prend d’elles et dont elles ne savent pas encore qu’elles seront des armes utilisées contre elles et, peu à peu, l’obligation qu’on leur fait de couvrir leurs cheveux dont l’éclat exciterait les hommes. Le port du hijab avant celui de la burka. Les arrestations – elles ont à peine dix-huit ans – et les interrogatoires par des mollahs obtus pour leur faire avouer qu’elles sont communistes et pouvoir les condamner à mort, les coups de fouet, la détention dans des conditions atroces. Elles racontent les bars, les cinémas et les bordels livrés aux flammes, les filles brûlées vives, les listes noires, l’interdiction d’étudier, la nouvelle tyrannie qui remplace l’ancienne.
Le calvaire du quotidien
L’exclusion n’est pas seulement l’apanage du pouvoir. Ostracisées, reniées par leur famille, tenues au large par leur entourage après leur séjour en prison, ou surveillées de près par leurs maris qui les escortent en permanence, elles n’ont plus que l’enfermement pour horizon. Où elles subissent le pouvoir masculin. Du père, du mari, des frères. Une toute-puissance qui fait porter sur les femmes la « faute ». Les diktats du mari qui soustrait sa femme fraîchement accouchée de l’hôpital où elle a donné la vie en laissant le bébé fille sur place, qui lui compte le maigre argent qu’il lui donne, quand il ne la bat pas au point qu’elle se fasse soigner en déclarant qu’elle a glissé ou qu’elle est tombée. La seule issue, pour échapper à l’étouffoir qui s’est refermé, c’est l’exil, avec un visa de tourisme qu’on transforme, non sans difficulté, en carte de réfugié. « On te fait payer ce qu’on te donne », dit l’une des exilées, tandis qu’à l’intérieur de l’Iran se développe le conflit avec l’Irak, que les villes sont pilonnées sans relâche, qu’on masque de noir les fenêtres pour que la lumière ne filtre pas et qu’il faut trouver refuge dans les villages, dans le dénuement le plus total.
Un témoignage saisissant
On est saisi par cette évocation qui mêle une description presque obscène du quotidien, qui s’ancre dans les petits faits et témoigne d’une vision par le dedans qui ressortit à la vie de tous les jours, avec les relations que cette famille entretient avec la grande Histoire qui la traverse en décrivant par le menu la manière dont elle se répercute sur sa vie. L’aventure de ces trois femmes, qui oscille entre espoir et désespoir et construit les conditions de sa survie, est d’abord celle d’une humanité – féminine – en souffrance et c’est par là qu’elle nous touche. À l’orientale, l’antienne passe et repasse sur les événements, ajoutant à chaque étape un élément de plus. Un resserrement du propos et le renoncement au pathétique, qui affleure parfois et apparaît inutile tant le récit porte en soi sa charge dramatique, auraient été bienvenus. Mais cela n’ôte rien à ce qu’ils recouvrent : la force du parler vrai qui émane de ces trois Mère Courage.
Les Forteresses -publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs. Prix de la Librairie Théâtrale, Prix de la littérature dramatique Artcena, Prix Sony Labou Tansi et Prix Koltès du TNS
S Texte et mise en scène Gurshad Shaheman S Avec Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar, Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille S Assistant à la mise en scène Saeed Mirzaei S Dramaturgie Youness Anzane S Création sonore Lucien Gaudion S Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy S Lumière Jérémie Papin S Régie générale et régie lumière Pierre-Éric Vives S Costumes Nina Langhammer S Régie plateau et accessoires Jérémy Meysen S Maquillage Sophie Allégatière S Coaching vocal Jean Fürst S Coordination et diffusion Anouk Peytavin - La Ligne d’Ombre S Production et administration Emma Garzaro - La Ligne d’Ombre S Direction de production Julie Kretzschmar - Les Rencontres à l’échelle - B/P S Production La Ligne d’Ombre et les Rencontres à l’échelle - B/P S Coproduction Le Phénix - Scène nationale de Valenciennes, TnBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Pôle arts de la scène - Friche la Belle de Mai, Centre culturel André Malraux - Scène nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy, Le Carreau - Scène nationale de Forbach et de l’Est Mosellan, Le Théâtre d’Arles - Scène conventionnée d’intérêt national art et création - nouvelles écritures, la Maison de la Culture d’Amiens et Les Tanneurs (Bruxelles) S Accueil en résidence Le Manège (Maubeuge), Les Rencontres àl’échelle - B/P structure résidente de la Friche la Belle de Mai et Les Tanneurs (Bruxelles) S Avec le soutien de la DRAC Hauts-de-France, la région Hauts-de-France, du fonds SACD Théâtre, la Spedidam et de l’Onda - Office national de diffusion artistique. Ce projet a bénéficié de l’aide à l’écriture de l’association SACD - Beaumarchais (2019) et de l’aide à la création ARTCENA S Remerciements à Sophie Claret, Camille Louis, Judith Depaule et Aude Desigaux S Durée 2h50
Du 5 au 9 février à 19h30, les 10 et 11 février à 17h, relâche le jeudi 8 février
Théâtre de la Bastille - 76 rue de la Roquette 75011 Paris
Rés. 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com