L’Événement. Une femme au nom de toutes les femmes.

Un récit cru et bouleversant venu d’un époque où l’avortement était un délit, qu’il faut entendre pour que, jamais, l’histoire ne se répète.

Annie Ernaux a fait de sa vie la matière de son œuvre romanesque. L’Événement ne fait pas exception à la règle. À l’âge de soixante ans, l’autrice lève le voile sur un épisode de sa vie remontant à 1963. Alors étudiante à Rouen, en ce temps où l’amour hors mariage est synonyme d’opprobre social, la contraception inexistante et l’avortement puni par la loi, tant pour les femmes qui se font avorter que pour ceux qui le pratiquent ou en sont « complices », elle se découvre enceinte et absolument opposée à garder l’enfant. Ne lui reste qu’une solution : avorter dans la clandestinité la plus totale, dans les pires conditions, en recourant aux services d’une « faiseuse d’anges », un bien joli nom pour une activité qui ne l’est pas. Les trois mois de l’odyssée sinistre qui la mènent de son début de grossesse à son avortement forment la matière de l’Événement, que Marianne Basler choisit de raconter et de mettre en scène.

Un parcours du combattant dans une clandestinité complète

Avec la crudité non exempte d’une certaine cruauté qui la caractérise, Annie Ernaux conte, par le menu, les étapes d’un calvaire dont notre époque, fort heureusement, a presque complètement perdu le souvenir. Car, au début des années soixante, une chape silencieuse recouvre l’avortement et, avec elle, ce qu’elle implique : la difficulté, voire l’impossibilité d’aborder le sujet avec l’entourage ; la recherche de solutions qu’on s’échange sous le manteau ; les risques qu’on prend physiquement pour faire « passer » le fœtus, aiguilles à tricoter ou faiseuse d’anges incluses, les hémorragies, parfois mortelles. Cet itinéraire, Annie Ernaux le suit de part en part. Elle dresse, au jour le jour, la chronique de ses recherches infructueuses, de ses échecs successifs puis, à la suite de complications hémorragiques, de son admission à l’hôpital où, perçue comme une meurtrière, elle est en butte à l’agressivité du personnel soignant.

Une neutralité qui dit l’horreur

Ce parcours du combattant, Annie Ernaux le décrit pas à pas, avec une froideur clinique. Elle n’épargne aucun détail, des cachotteries qu’elle fait à sa famille car l’avortement est du domaine de l’indicible à sa course effrénée contre le temps pour trouver une solution, de ses tentatives successives, soldées par des échecs, à la réalité tangible et nue de son avortement – la sonde abortive qu’elle porte en retournant à la vie courante dans l'attente du saignement salvateur, le cordon ombilical qu’il faut couper pour sortir le fœtus avant de l’évacuer, en catimini, dans la cuvette des WC... La langue est sèche, précise, au couperet, en apparence dépourvue d’affects qu’on sent cependant remuer sous la surface. Car derrière la souffrance physique et les angoisses se cache une autre plaie, mentale celle-ci : celle d'avoir été transformée en sujet d'opprobre pour avoir porté atteinte aux règles sociales. Parce qu'une femme enceinte hors mariage perd toute honorabilité, qu'elle est une femme « perdue » qu’on ne respecte plus parce qu’on l’assimile à une prostituée, et qu'elle devient la cible de tous les mâles en rut qui se disent que le mal est déjà fait et qu’ils ne risquent rien. Encore au-delà, il y a ce silence imposé qu’on porte avec soi des années durant – il faudra à Annie Ernaux près de quarante années pour publier le récit de cet « événement » qui  oriente cependant sa vie de manière définitive.

La manière de le dire

Dans une demi-obscurité qui dit l’occultation et le secret, Marianne Basler livre cette confession accusatrice. D’une voix comme retenue pour ne laisser échapper aucun pathos, traversée cependant de courants souterrains, elle empile les briques de ce mal-être qui s’exprime et qui amalgame les origines sociales de l’autrice avec la pression morale qu’exerce la société. Si désespoir, rage et colère peuvent se deviner derrière la neutralité de l’énoncé, ils n’explosent pas. Ils sont froids, détachés, ce qui contribue à en accentuer la force dramatique. La comédienne passe ainsi, avec une gestuelle minimaliste toute en tension, d’une table à une chaise, d’un bord à l’autre du plateau, se fondant parfois dans l’obscurité pour porter ce récit intérieur, tandis que de faibles échos rappellent en fonds sonore que la vie continue.

Pour que nul n’en ignore et qu’on puisse dire « Plus jamais »…

Les femmes qui ont subi un avortement clandestin, et quelles qu’en aient été les modalités, savent à quel point l’événement est inoubliable, à quel point il s’inscrit dans les profondeurs de la mémoire, combien il est indélébile. Comme une blessure qui ne cicatrise jamais et qui continue de saigner alors même qu’elle résulte d’une décision consciente et assumée. Ce témoignage, bouleversant dans son apparente simplicité, Marianne Basler choisit de le porter alors même que le projet d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution est en passe de se réaliser et écarterait les risques d’abrogation que laissait subsister la loi Veil du 17 janvier 1975, plusieurs fois amendée, en particulier pour allonger le délai de recours à l’IVG et permettre aux femmes qui le souhaitent de trouver les lieux et les praticiens disposés à pratiquer l’avortement. Elle vient nous rappeler que le risque existe – l’exemple des États-Unis en atteste – et qu’il faut demeurer vigilant pour que les femmes conservent cet acquis si durement gagné de choisir ce qu’elles font de leur corps et du moment où elles souhaitent, ou pas, donner la vie. L’Événement n’est pas qu’une œuvre de mémoire. Il est aussi une mise en garde pour le futur.

L’Événement de Annie Ernaux © Éditions Gallimard

S Mise en scène et interprétation Marianne Basler S Collaboration artistique Jean-Philippe Puymartin S Création lumière Robin Laporte S Voix et sons Célestine de Williencourt S Mixage Thomas Cordero S Production Théâtre de l’Atelier S Avec le soutien du Théâtre du Grenier à Bougival S Remerciements Sophie Sutour et à son équipe du Théâtre de Bougival, Patrice Bertoncini et Lily Kargar, Claude Faber de la librairie Oxymore à Port-Vendres

Du 13 février au 27 mars 2024, les mardis et mercredis à 19h

Théâtre de l’Atelier – 1, place Charles-Dullin, 75018 Paris www.theatre-atelier.com