16 Février 2024
La mise en scène austère du texte d’Hölderlin par Bernard Sobel nous fait pénétrer au cœur même d’un texte qui mêle poésie, mystique et réflexion sur l’Homme.
C’est dans un espace nu, seulement animé par la lumière, avec ses passages éclairés du fond de scène, que se met en place un texte qui tient plus de la réflexion philosophique que de l’action dramatique et du théâtre et où le déséquilibre des répliques des personnages tourne presque au soliloque du seul Empédocle, qui va mourir. Dès l’origine la dimension fantasmatique prend le pas sur une réalité historique, déjà incertaine et mouvante dès l’Antiquité, et unit le poète « fou », Friedrich Hölderlin, au philosophe présocratique quelque peu excentrique du Ve siècle av. J.-C., actif à Agrigente, en Sicile, qui avait privilégié la forme poétique pour faire partager sa philosophie.
D’Empédocle à Hölderlin
Du personnage historique et de son enseignement, nous ne disposons, en source directe, que des fragments poétiques des Purifications et de De la Nature : quelque 400 vers, et des éléments de sa pensée rapportés par Platon dans la République, par Aristote dans la Métaphysique et par Plutarque dans le Dialogue sur l’Amour. Philosophe, poète, ingénieur et médecin, influencé par Parménide (auteur, lui aussi, d'un texte intitulé De la nature), par les propos de Pythagore sur l’Un et le Multiple et peut-être par le zoroastrisme, Empédocle fait partie de ces penseurs antiques en quête des règles régissant l’univers. Il professe que deux principes règnent cycliquement sur le monde : l’Amour et la Haine, qui engendrent à leur tour les quatre éléments : l’Eau, la Terre, le Feu et l’Éther. Si l’Amour est une force de cohésion et d’unification (l’Un), la Haine divise et détruit (le Multiple).
Pour limités qu’ils soient, les fragments des écrits d’Empédocle ont été repris et commentés, par Lucrèce, Hölderlin, Nietzsche et Bachelard. C’est dire si leur importance est grande, mais, aussi bien que sa pensée, le personnage lui-même a été un objet de fascination. Figure flamboyante issue de l’aristocratie, il fut un homme politique important à Agrigente où il contribua au passage à la démocratie après la chute de la tyrannie. La légende antique voudrait qu’il ait été habillé « de vêtements de pourpre avec une ceinture d’or, des souliers de bronze et une couronne delphique. » Les cheveux longs, le port altier, l’air grave, il se faisait suivre par des esclaves. Devenu persona non grata, il fut par la suite banni et d’aucuns prétendent qu’il se serait jeté dans l’Etna.
Hölderlin et la Mort d’Empédocle
Trois versions, toutes inachevées, de cette pièce, attestent de l’importance que lui accordait Hölderlin. Le spectacle reprend la dernière, en lui ajoutant des éléments issus de la première. La pièce d’Hölderlin s’empare de l’histoire d’Empédocle au moment de sa chute. Le défenseur de la démocratie a été rejeté par ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pinacle. Déchu, il a été frappé d’anathème – livré à la vengeance divine – et condamné à l’exil. Personnification du poète, il est, à l’image du Christ, abandonné par son peuple et par Dieu lui-même. Incompris. Contemplant, comme le personnage du tableau de Caspar David Friedrich, une mer de nuages qui se désagrègent. Pourtant sa flamme reste intacte, ses certitudes entières, sa quête de l’essentiel plus vive encore. Quelques disciples lui demeurent cependant attachés : Panthéa (« la Toute-déesse ») et le juvénile Pausanias, dont le nom a pour traduction littérale « la fin de l’affliction » et qui fait peut-être référence au voyageur de l’Antiquité né en Asie Mineure qui, au IIe siècle, parcourut la Grèce de l’époque romaine – Empédocle l’incite, dans la pièce, à entamer son propre voyage. Empédocle rencontrera tour à tour ceux qui l’ont trahi et ceux qui lui sont restés fidèles. Par une série de deuils successifs – de la cité, devenue hostile, de ceux qui lui prêtaient l’oreille, puis de ses disciples – il se détache des choses terrestres pour affronter, seul, son choix de l’immortalité en s’unissant à la divinité. À chacun de ceux qu’il aime, il indiquera le chemin de la liberté, qui les affranchit de lui, tout en exaltant le chemin de Nature.
Un spectacle rendu à l’abstraction de la réflexion
C’est a minima, avec une remarquable économie de déplacements, que se construit la mise en scène. Tel un chœur antique, les habitants d’Agrigente se tiennent serrés les uns contre les autres en un lent flambeau noir agité par le vent qui rappelle les chorégraphies de Mary Wigman. Le jeu des acteurs oppose le calme d’Empédocle à l’emportement des autres personnages. La passion tourmentée de Panthéa, le caractère vibrionnant de Pausanias, toujours en mouvement, en quête, en demande, tournant autour de son maître comme un papillon attiré par la lumière, s’oppose à l’immobilité presque totale d’Empédocle. Des gestes réduits, des phrases qui se découpent comme pour en faire bien entendre les termes, un pas hésitant posé sur le sol, une inclinaison de tête suffisent à le mettre en opposition face au tumulte du monde. Pesant chaque mot, il n’est plus le guide triomphant adulé par la cité mais un homme plongé dans un rêve intérieur : se fondre dans la Nature. Il n’est déjà plus là, le personnage messianique qui a pris sur lui « la malédiction du peuple et du Père » et dont le message n’a pas été entendu. Conscient que l’humanité court à la catastrophe, il est le Poète, celui à qui revient le « chant du cygne », l’ultime célébration d’une Nature que les hommes ont méprisée. Un message qui prend tout son sens aujourd’hui, alors que s’obscurcit l’horizon et que les perspectives s’effacent.
La Mort d’Empédocle (Fragments) de Friedrich Hölderlin
S Mise en scène Bernard Sobel en collaboration avec Michèle Raoul Davis S Avec Julie Brochen (Delia), Marc Berman en alternance avec Claude Guyonnet (Hermocrate), Valentine Catzéflis (Panthéa), Laurent Charpentier (Pausanias), Matthieu Marie (Empédocle), Gilles Masson (Critias), Asil Raïs (Manis) et les comédiens du Thélème Théâtre École S Dramaturgie Daniel Franco S Scénographie sous le regard de Richard Peduzzi S Création sonore Bernard Valléry S Création lumière Laïs Foulc S Production Compagnie Bernard Sobel / le 100ecs-Isabel Segovia 0033682820888 S Durée 2h
Du 6 au 18 février 2024 Du mardi au samedi à 21h Samedi et dimanche à 16h30 Relâche les lundis
Théâtre de l’Épée de bois – Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
Rés. billetterie@epeedebois.com tél : 01 48 08 39 74