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Arts-chipels.fr

La Langue de mon père. Histoires de racines, de racismes et de déracinement.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Comment se trouver, et finalement s'accepter, quand on est femme, turque, kurde et en attente d'un permis de séjour français ? Le récit émouvant et palpitant de vie de la marche du Sultan Ulutas Alopé vers la conquête d'elle-même, et l'espoir au bout du chemin.

C'est une fiction qui n'en est pas une. L'histoire d'une jeune femme née quelque part à l'Est de la Turquie dans une région que les autorités turques qualifient de « Région de l'Anatolie du Sud-Est » pour éviter de lui donner son nom de Kurdistan turc, niant par là les origines iraniennes kurdes de sa population alors qu'elle représente pourtant aujourd'hui environ 15 % de la population globale du pays. Sur la scène, au centre du plateau, pour tout accessoire, trône une chaise que l'autrice-comédienne habillera d'une veste pour lui donner de la valeur de personnage. L'histoire qu'elle raconte traverse l'aventure de sa vie, celle d'une petite fille, élevée dans ce pays dont on ne dit ni le nom ni la langue, qui, à l'école, cache ses origines et arrive finalement en France où elle adopte le français dont elle choisit la langue pour écrire le spectacle.

© Jean-Louis Fernandez

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Une aventure à la fois exceptionnelle et banale

Son histoire est à la fois commune et singulière. Elle est d'abord la petite fille choyée en qui son père reconnaît sa propre mère et lui accorde le nom de « Sultan ». Mais déjà le destin l'a désignée « différente » avec un père kurde et une mère turque et un paysage familial qui mêle les origines : sa mère, quoique turque, se définit comme kurde ; son père, quoique kurde donc de confession musulmane sunnite, s'affirme, comme nombre de Kurdes aujourd'hui, non musulman. Sur elle pèse la chape de silence obligé de ses origines, pour éviter les agressions et les insultes auxquelles sont soumis les Kurdes, et la nécessité de se camoufler pour ne pas être regardée comme « un chiot dont la race [est] dangereusement mélangée ». Derrière se dresse la honte d'appartenir à une ethnie mise à l'index et de n'avoir pas le courage de s'affirmer, de s'insurger contre le sort qu'on fait à ses semblables. Son histoire familiale personnelle complète un tableau qui pourrait relever du mélodrame si elle n'en rappelait beaucoup d'autres du même type. Un père absent qui rentre par intermittences et qui boit, une mère devenue ouvrière par nécessité pour faire vivre sa famille, une histoire de privations, de violence et de peur, partout, toujours.

© Jean-Louis Fernandez

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Déterrer les mots enfouis dans la mémoire

Pourtant elle ne se lamente pas, ne jette pas sur elle de regard affligé ou compatissant, ne se désole pas de la charge que l'absence du père fait peser sur elle. Elle choisira l'exil, la France dont elle a appris la langue, et des études d'art dramatique. À l'issue de ses années estudiantines et dans l'attente d'un permis de séjour qui tarde à venir, alors que travailler lui est interdit mais qu'elle à l'obligation de rester sur le territoire français, elle mettra à profit cette suspension du temps pour remettre ses pas dans ceux de son père, apprendre le kurde, tisser un lien qu'elle croyait inexistant, renouer avec ce qui fut pour elle source de déstabilisation et de douleur. Des paroles en kurde se frayent un chemin dans son univers. « De quel peuple es-tu ? D'où viens-tu ? » sont les premières phrases qu'elle apprend à dire et à écrire et qui la ramènent à l'origine. Son origine. Des chansons ressurgissent. Elle se demande pourquoi elle a choisi d'arpenter à nouveau ces terres de souffrance, d'ouvrir la boîte de Pandore. Le spectacle qu'elle crée constitue une forme de réponse…

© Jean-Louis Fernandez

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Le français comme un gilet de sauvetage

Cette interrogation, elle ne la mène pas dans le turc qu'on lui a enseigné à l'école, qui est pour elle la langue d'un pays qui n'a pas voulu d'elle. Elle ne souhaiterait pas plus la mener en kurde. Parce que la distance est nécessaire pour parler des plaies qui se referment mais qui ne cicatrisent jamais vraiment complètement. Le français lui offre ce havre d'où l'on peut parler parce qu'on se sent libre. Il lui permet, dans le spectacle, de reconquérir « sa » langue, le kurde qu'elle utilise comme une langue étrangère, dans une ambivalence avec le fait qu'elle est aussi la sienne, travaillée avec des traducteurs kurdes en prenant en compte l'oralité de la langue et les particularités qu'elle comporte d'un lieu à l'autre. Si dans le même temps, elle choisit d'assumer pleinement le français, elle choisit celui qu'elle pratique, un français « de l'étranger » où subsistent quelques incorrections ou des écarts de prononciation. Une manière d'accepter, d'une certaine manière, de rester « étranger », d'assumer une nouvelle fois d'être « différent ».

© Jean-Louis Fernandez

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Une vérité touchante

Ses paroles, même si elles sont retravaillées, reconstruites, mises en spectacle, ont l'accent de la vérité. Seule en scène, Sultan Ulutas Alopé réinvente les personnes qui ont jalonné sa vie, les fait revivre dans ce voyage autour de sa chaise qui incarne le père toujours absent  à qui elle se rattache, pour éviter de le perdre, en serrant la manche de la veste qu'elle a assise comme un personnage. Elle chante, inscrit à la craie cet imaginaire rattachement dont elle n'a pas voulu mais qui est là et dont elle fera son miel. Sans pathos, mettant ses pas dans ceux de la fillette qui voit parfois sans comprendre et perçoit confusément le malaise qu'elle peine à analyser, elle se retourne sur ce qui la constitue, le racisme et l'exclusion, mais qui lui permet aussi aujourd'hui de se reconstruire. Sa manière de prendre en charge la complexité des sentiments qui l'agitent, de ne pas évacuer les pulsions contradictoires et formatrices qui la traversent est aussi émouvante que pleine d'enseignements. Parce que la présence de ces années noires lui permet de répondre enfin à la question : « Qui suis-je ? ».

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Comme une funambule sur le fil...

L'exil qu'elle dépeint, l'écartèlement dont elle se sent l'objet, celui d'une enfant chargé d'un poids familial trop lourd qui assume une charge mentale qui dépasse son âge et se voit rejetée de par son appartenance ethnique , celui d'une fille  trop tôt confrontée aux difficultés des femmes, à leur fragilité sociale, à leur musèlement et à la violence ressemblent à beaucoup d'autres. Sa difficulté à trouver sa place, à relier les fils venus du passé à ceux du présent, à réconcilier les inclinations contraires, on pourrait la retrouver chez tous les immigrés, fussent-ils volontaires. Comme un regret de quelque chose qui n'a peut-être jamais existé ailleurs que dans le fantasme, le souvenir d'un parfum, la mémoire d'une certaine légèreté de l'air, d'un échange de regards, d'une étreinte, le son d'une langue avec sa musique, même si on ne la comprend pas. C'est cette contradiction au cœur de l'être que Sultan Ulutas Alopé identifie et dont elle fait matière à spectacle pour l'exorciser, la placer à côté d'elle pour la comprendre sans l'évacuer. C'est à ce prix que l'arrachement devient liberté et offre une belle leçon de vie et de résistance.

© Jean-Louis Fernandez

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La Langue de mon père

S Conception, texte et jeu Sultan Ulutas Alopé S Collaboratrice à la mise en scène Jeanne Garraud S Création lumière Vincent Chrétien S Production Le Bureau des Filles / Véronique Felenbok S Diffusion Bureau des Paroles / Émilie Audren S Texte édité́ aux éd. l’Espace d’Un Instant S Avec le label Sens Interdit S Avec le soutien du Théâtre National de Strasbourg, Jeune Théâtre National, Théâtre des Clochards Célestes, Centre National Chorégraphique de Rennes et de Bretagne S Remerciements à Ahmet Zîrek et Émilie Baba S Création à La Manufacture, Avignon, en juillet 2023 S Durée 1h15

TOURNÉE

du 23 janvier 2023 au 2 février 2024 Théâtre National de Strasbourg, ma.-ven. 20h, sam. 18h
le 6 février 2024 La Mouche – Saint-Genis-Laval
du 12 au 14 mars 2024 Théâtre de la Croix Rousse – Lyon

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