26 Janvier 2024
Plonger dans les eaux troubles de la réalité, des objets concrets confrontés à leur perception et à leur expression par le langage en mettant en avant décalages et paradoxes est constitutif de la démarche iconoclaste de Stéphanie Aflalo. Seule et avec son complice, Antoine Thiollier, elle transforme cette réflexion en une démarche théâtrale où l’incongru s’attaque au « bien penser ».
Se placer, non pas là où on l’attend mais à côté, dans une marge qui énonce en même temps qu’elle dénonce et met à nu les processus que des siècles de formatage et d’éducation ont rendu quasi inconscients semble bien être partie intégrante de ce qui guide les spectacles de Stéphanie Aflalo. Traquer l’essence derrière l'expression ou plutôt ce que l'expression fait subir à l'essence. Parce que le « penser juste » n’existe pas, sinon pour les metteurs en cartes, en formules, en têtes au carré, pour ceux qui ratiocinent, resserrent, raccourcissent, restreignent la liberté de voir et de penser, de quelque origine sociale ou bords qu’ils soient. À travers deux formes différentes, dont l’une menée avec un autre performeur, Antoine Thiollier, elle installe le décalage au cœur de notre vision du monde, la tactique d’évitement pour définir, et le « courage, fuyons » qui dit sans dire. Ainsi s’installent les Récréations philosophiques, le cul volontairement entre toutes les chaises, entre philosophie et théâtre, écriture et performance, et perversion assumée du regard sur le monde.
Jusqu’à présent, personne n’a ouvert mon crâne pour voir s’il y avait un cerveau dedans, ou comment la philosophie de Wittgenstein et son interrogation sur le langage et les choses qu’il nomme engendrent le paradoxe à la source de l’expression.
L’une des Récréations philosophiques prend la forme d’un dialogue du Double. Un écran de télévision est installé au centre de la scène. Sur l’écran, le personnage dont on ne voit que le buste affirme pourtant avoir une tête, et même toute sa tête tout en débitant des banalités du genre que le feu brûle et qu’il est improbable qu’il ne brûle pas. L’image récupèrera sa tête avec l’apparition, qu’elle impose, à son double réel, la comédienne de chair et d’os. S’instaure un dialogue entre elle et elle-même – laquelle est la plus réelle des deux ? – où fusent les interrogations sur ce qui existe ou pas : des chaises, Depardieu, le savoir et ce sur quoi il s’appuie, être ou ne pas être, question éminemment mise sur le tapis – de scène – par un certain Hamlet. On glisse des préoccupations de haut vol aux exemples terre à terre et on dérape insensiblement sur la dialectique, non de l’œuf et de la poule mais de l’œuf et de la plume.
Le vrai et le faux, la place de nos pensées quand on n’y pense pas, ou le questionnement sur la possibilité que la fin justifie les moyens sont autant de thèmes jetés au vent d’un dialogue interne-externe entre l’autrice et son double où le questionnement du sens et l’élimination du « naturel » par l’éducation sont mis sur la sellette au même titre que les injonctions qui jalonnent notre quotidien. La jeune personne, ravie de la crèche ou fou du village, qui débite avec un étonnement amusé et fallacieux questions de fond et exemples loufoques en les plaçant au même niveau, se livre à une déconstruction décapante dont l’apparente naïveté se révèle ironiquement pertinente. Pénélope défaisant la toile des conventions, elle s’attaque au lire, à l’analyse que nous faisons du monde qui nous entoure, et au dire qui en découle en s’interrogeant sur la Sonate au clair de lune de Beethoven et en proposant une vision aussi insolite que poétique. Le questionnement de notre regard sur l’art occupera le propos d'un autre spectacle des Récréations philosophiques, l’Amour de l’Art.
L'Amour de l'Art ou de l'impossibilité de traduire la perception par le langage
Empruntant son titre à l'ouvrage de Pierre Bourdieu et Alain Darbel, l'Amour de l'Art annonce sa couleur. En question, le fait que notre perception de l'art est tout sauf immédiate et « innocente » et qu'elle passe en particulier par notre appartenance sociale et notre éducation. Entre le discours de l'historien d'art et celui de l'homme – ou femme – de la rue, entre le « prolo » et le « bourgeois », des mondes de conventions existantes et gouvernent la lecture des œuvres. Les rendre perceptibles au travers d'un échange parodique forme le propos du spectacle qui met en scène deux conférenciers chargés de présenter des œuvres picturales.
Après une entrée en matière qui ne cesse de s'allonger et dont la digression semble la règle sur le thème de la « rétroversion » dont chargent les personnages, une manière insistante de suggérer un parcours à rebours, à contrecourant, où le rôle de celui-ci. qui observe, fondamental, s'accompagne de considérations quantiques, les deux compères entrent finalement dans le vif du sujet avec une Nature morte aux fruits commentée sur le ton de la description la plus plaque possible, égrenant la liste des objets l'un après l 'autre, sans analyser. Au fil des présentations d'œuvres, le commentaire se complexifie en empruntant, tout en se démarquant, les banalités et poncifs qui émaillent, sous forme écrite ou orale, la vie de tous les jours. Il se fait de plus en plus délirant, révélant une forme d'inanité du « discours sur », d'impuissance de la parole face à la perception de l'œuvre, une impossibilité de cerner l'œuvre par le langage. Nos deux comparaisons se pencheront sur le reflet d'un crâne de Vanité ou sur la quantité anormale de sable dans le sablier du temps, ou trouveront, recourant à une interprétation moderne fantaisiste, dans Judith et Holopherne peint par Caravage, les signes d'un message de « gauche » en même temps que d'une interprétation de « droite ».
Le propos s'affranchit bientôt de toute logique pour s'aventurer sur les rives du non-sens. Voici bientôt nos deux conférenciers lancés à la poursuite d'un tableau imaginaire qu'ils déterminent avec force détails, chacun y ajoutant son grain de sel, avec un luxe d'analyses. La Singerie décalée du « commentaire sur », l'exercice, dans sa loufoquerie, révèle les grands écarts entre l'œuvre, sa perception et le langage qui la traduit. Dans un crescendo comique, il additionne en sautes de vent des dérapages de plus en plus déconnectés et déjantés. On peut cependant regretter certaines complaisances du jeu pour lui-même, certains dérapages peuvent-être incontrôlés – du côté de la performance – qui nuisent au propos en l'affaiblissant. Mais on ne boudera pas le plaisir que procurent ces deux spectacles, des variations brillantes qui, chacune à sa manière, interrogent ce que nous sommes et la manière dont nous disons. Un poil à gratter salutaire qui révèle, sous la surface, ce qui nous compose.
Jusqu'à présent, personne n'a ouvert mon crâne pour voir s'il y avait un cerveau dedans
S Performance inspirée de la philosophie de Ludwig Wittgenstein S Conception, interprétation, mise en scène Stéphanie Aflalo S Création vidéo Pablo Albandea
Du 24 au 27 janvier 2024 à 19h
Centquatre – 5, rue Curial 75019 Paris www.104.fr
L'Amour de l'art
S Projet conçu par Stéphanie Aflalo SÉcriture et jeu Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier SCréation vidéo Pablo Albandea S Production les divins Animaux / Fanny Paulhan S Coproduction Studio-Théâtre de Vitry S Avec l'aide dudépartement du Val-de-Marne
Du 24 au 27 janvier 2024 à 21h
Centquatre – 5, rue Curial 75019 Paris www.104.fr
> le 10 février 2024 - L'amour de l'Art - Louvre Lens
> les 19 et 20 mars 2024 - Jusqu'à présent, personne n'a ouvert mon crâne pour voir s'il y avait un cerveau dedans - TU Nantes dans le cadre du festival IDEAL
> les 21 et 22 mars 2024 - L'amour de l'Art - TU Nantes dans le cadre du festival IDEAL