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Arts-chipels.fr

Le Malade imaginaire ou le Silence de Molière. Dans les marges du dernier spectacle d’un presque moribond.

© Philippe Chancel

© Philippe Chancel

Arthur Nauzyciel déplace avec bonheur notre manière de regarder le Malade imaginaire en imaginant une architecture textuelle et scénique où s’imbriquent, au-delà de la critique de la médecine et des médecins, une vision âpre et acide de la société du temps de Molière et les répercussions masquées de sa vie sur son théâtre.

Un homme usé dans son habit surchargé de fanfreluches égrène des chiffres et des sommes. Les sommes sont celles qu’il règle à ses médecins, sans cesse et toujours plus importantes pour des maux imaginaires, diagnostiqués de plus en plus nombreux. Il se traîne à l’avant-scène dans sa perruque monumentale et ses habits tout faribolés. Il est Molière, mais un Molière à la limite extrême de ses forces, un homme au bout du rouleau. Il peine à aligner les mots et les fait en même temps entendre dans leur terrible précision, les mâchonnant pour les cracher avec hargne à la face du monde. Il dresse le portrait d’un être revenu de tout, épuisé, qui n’enrobe plus les vérités mais les livre dans leur nudité sans fard. Illusionniste déglingué, maître magicien épuisé, il va peu à peu faire surgir de l’obscurité des personnages : ceux qu’il a créées pour une pièce qu’il met en scène.

© Philippe Chancel

© Philippe Chancel

Un espace du caché et du révélé

Deux espaces se partagent le temps de la pièce. Sur un praticable de bois brut disposé sur le sol de la scène, enfermé dans des voiles qui matérialisent aussi bien le rideau de théâtre que le passage entre être et paraître qui caractérisent l’attitude des personnages, on trouve l’espace du Malade imaginaire, la pièce que Molière a imaginée. Sur le plateau de ce théâtre veille, comme un fanal lumineux guidant la représentation, la servante, cette petite lampe qu’on laisse traditionnellement allumée une fois la scène désertée et le théâtre fermé. Cette sentinelle qui chasse les fantômes trouve ici sa place au centre du plateau, près du fauteuil du Malade. Hors de ce carré, l’avant-scène, quoique empruntée parfois par les personnages de la pièce, est le lieu d’élection de Molière, le chef de troupe et le metteur en scène. Un lieu intermédiaire où se rencontrent scène et salle et où elles se mêleront lorsque Molière s’installera dans l’espace du public pour regarder la pièce. Au dévoilement progressif de l’espace de la pièce du Malade, sur l’espace scénique délimité par les voiles, se superpose un autre lieu d’où l’on parle.

© Philippe Chancel

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Un monde sans grâce

La pièce met en scène un homme malade ou prétendu tel, un hypocondriaque dont la richesse attire les prédateurs. Outre ses médecins, qui se pressent comme mouches autour du cadavre qu’il n’est pas encore, il est manipulé par sa seconde femme, qui aimerait déshériter ses filles d’un premier lit, par les prévaricateurs et fraudeurs qui viennent s’ajouter aux charlatans du corps médical, en même temps que la victime d’un paraître qui lui fait ouvrir sa porte aux professeurs de maintien et de belles manières. Les voiles déplacés sur des glissières qui s’ouvrent et se referment, masquent en même temps qu’ils révèlent ce jeu des apparences et des réalités et la duplicité globale de la société qui entoure le Malade. Arthur Nauzyciel prend un malin plaisir à ce jeu de cache-cache qu’il dépeint sans fard avec une pointe de cruauté. Le metteur en scène dresse un portrait au vitriol de la société dépeinte par Molière. Le comique se fait grinçant, impitoyable, derrière le ridicule des défroques. Quant à son Argan, il n’est plus seulement le dindon grotesque de la farce, la victime désigné. Il est aussi le représentant tyrannique du pouvoir masculin qui s’exerce dans sa maison même s’il se trouve, malgré lui, gouverné, par les femmes. Malgré leurs intérêts opposés, elles forment une union sacrée, un chœur rassemblé pour battre son pouvoir en brèche.

© Philippe Chancel

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Un dédoublement à la mesure de la vie et de l’œuvre

L’un des partis pris majeurs du spectacle tient dans la volonté du metteur en scène de superposer l’aventure personnelle de l’auteur Molière et le spectacle qu’il crée, d’introduire des glissements entre la vie et le théâtre pour refléter les correspondances qu’établissait Molière entre ce qu’il vivait et ce qu’il écrivait. Ainsi coexisteront dans le spectacle le personnage Molière, chef de troupe et metteur en scène confronté à sa tribu d’acteurs, et le comédien Molière interprétant Argan. Depuis la salle, qu’il a gagnée en tant qu’observateur crachotant, toussotant, au bord de l’étouffement, Molière regarde l’Autre, Argan, son double, pris dans la nasse des profiteurs en tout genre et jouet manipulé dans une pièce qu’il ne maîtrise plus. Et lorsqu’à la fin il rejoint la scène, se confondant avec son propre rôle, c’est pour s’installer dans le saint des saints où trône, séparé du commun de la représentation, le fauteuil du Malade, et c’est à la lueur de la servante que, rejoignant le théâtre, il reprendra la phrase qui, tel un leitmotiv, tisse le lien entre le spectacle et la vie : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »

© Philippe Chancel

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De Louison à Esprit-Madeleine

Une scène semble installée, telle une verrue, dans le corps de la pièce. C’est le moment où Argan se trouve face à sa deuxième fille, Louison, une petite enfant, et tente de lui extorquer quelques informations sur un possible rendez-vous de sa fille Angélique avec son amoureux. Une scène presqu’inutile, parfois coupée, dont Arthur Nauzyciel fait un pivot du spectacle. Parce que, posant ses pas dans ceux du critique Giovanni Macchia et de son Silence de Molière qui mêle fiction et réalité, il retient que cette scène fut écrite pour l’unique survivante des enfants de Molière, celle par qui devait se prolonger la lignée théâtrale de l’auteur, Esprit-Madeleine Poquelin, et que celle-ci se refusa à la jouer. Macchia s’interroge sur le silence qui entoure cette enfant, qui se serait retirée dans un couvent mais sans prendre le voile, « sans mari et sans dieu ». Redoublant ce qui sous-tend le propos du metteur en scène, réalité et fiction s’enchevêtrent là encore au point qu’on ne les distingue plus, ajoutant à la confusion le libelle – dont on pense aujourd’hui qu’il ne recouvrait pas la réalité – qui fit de Molière l’époux de sa propre fille, Armande Béjart.

Dans le spectacle, c’est une Esprit-Madeleine déjà âgée qui hante la pièce avant même qu'elle ne commence et vient ensuite à la rencontre de Molière pour lui raconter ce qu’enfant elle ressentait de sa vie. Dans une séquence emplie d’émotion, elle évoque l’autre versant de la vie des Molière : les éclats de voix, les querelles, l’inexistence pour eux de l’enfant, complétant le tableau d’une vie de théâtre. En filigrane, derrière son refus de reconduire, en jouant, le rêve de son père, elle réclame le droit à l’oubli, le droit de ne plus porter ce que les générations précédentes lui ont léguées, le droit de ne plus transmettre un message de souffrance. Pour Arthur Nauzyciel, cet épisode résonne comme la mémoire de sa propre famille, qui porte la marque indélébile des numéros d’Auschwitz tatoués sur l’avant-bras, de tous ces morts qui hantent les vivants et dressent autour d’eux des murailles aussi invisibles qu’infranchissables. Lorsque la séquence s’achève, quelque chose a changé. La pièce s’est comme chargée d’une densité que la sobriété des costumes accentue. Car c’est le moment où les masques tombent…

© Philippe Chancel

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Vingt ans après…

Arthur Nauzyciel remonte le Malade imaginaire vingt-trois ans après l’avoir créé. Avec les mêmes costumes, comme on remet de vieilles pantoufles dans lesquelles on se sent bien. Certains des acteurs de la création d’origine sont encore là. Clément Poitreneau, déjà en Molière à l’origine, a repris le rôle. Époustouflant, démesuré en comédien-auteur-metteur en scène au seuil de la mort, il donne au personnage toute sa complexité, avec les rebonds de mieux-être qui le caractérisent à la fin de sa vie, avec les relations troubles qu’il entretient avec la gent féminine des actrices, qui ouvrent des questions sans apporter de réponses, avec le combat quasi métaphysique qu’il livre avec la mort, poussant toujours plus loin, mot après mot, phrase après phrase, la décomposition du langage et sa mise à nu. Catherine Vuillez, qui reprend à son compte le personnage d’Esprit-Madeleine, est bouleversante de vérité dans le long monologue qu’elle jette à la face de son père. Quant à Arthur Nauzyciel, il passe du rôle de Thomas Diafoirus, le gendre rêvé d’Argan, au rôle de son père, l’instigateur du projet de mariage de son benêt de fils. Dans ce temps qui sépare les deux versions – une génération – chacun a apporté au texte la force de ses expériences accumulées, le poids de sa vie même. Face à ces « monstres », les jeunes comédiens qui forment le reste de la distribution se tirent de leur rôle avec plus ou moins d’aisance, d’autant qu’hormis le rôle de Toinette – Raphaëlle Rousseau, épatante – ils sont davantage des silhouettes que des personnages à part entière. Le spectacle n’en perd pas pour autant son pouvoir de fascination. Le découpage au scalpel que fait Arthur Nauzyciel du caractère biographique de l’œuvre comme de son contenu, loin d’être un exercice de style, nous interroge sur ce que masque le théâtre. Car derrière lui, il y a la vie qui interroge le théâtre qui interroge la vie qui interroge le théâtre qui interroge… Une mise en abîme sans fin.

© Philippe Chancel

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Le Malade imaginaire ou le Silence de Molière

S D’après la pièce Le Malade imaginaire de Molière et le livre Il Silenzio di Molière de Giovanni Macchia S Mise en scène et adaptation Arthur Nauzyciel S Assistanat à la mise en scène Raphaël Haberberg, Théo Heugebaert S Scénographie Claude Chestier S Costumes Claude Chestier, Pascale Robin S Lumières Marie-Christine Soma S Création sonore Xavier Jacquot S Régie générale Jean-Luc Briand S Régie plateau Quentin Viandier S Régie son Florent Dalmas S Régie lumière Christophe Delarue S Habillage Charlotte Gillard S Avec Hinda Abdelaoui (Angélique), Aymen Bouchou (Argan, Béralde), Valentin Clabault (piano, Monsieur Bonnefoy), Maxime Crochard (Thomas Diafoirus), Arthur Nauzyciel (Monsieur Diafoirus), Laurent Poitrenaux (Molière, Argan), Arthur Rémi (Cléante), Raphaëlle Rousseau (Toinette), Salomé Scotto (Béline), Catherine Vuillez (Esprit-Madeleine Poquelin) S Production de la version 2022 Théâtre National de Bretagne S Coproduction Ville de Pau S Production de la création 1999 CDDB - Théâtre de Lorient, Centre Dramatique National ; Centre Dramatique National de Savoie ; Compagnie 41751/Arthur Nauzyciel S Création Théâtre National de Bretagne, Rennes, mai 2023 S Durée estimée 2h40

Au Théâtre Nanterre Amandiers – 7, avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre https://nanterre-amandiers.com

Du 26 janvier au 9 février 2024, mar.-mer. 19h30, jeu.-ven. 20h30, sam. 18h, dim. 15h

TOURNÉE

26 01 – 10 02 2024 Nanterre, Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN

21 02 – 23 02 2024 Bourges, Maison de la Culture – Scène nationale

13 03 – 14 03 2024 Caen, Comédie de Caen – CDN de Normandie

03 04 – 05 04 2024 Cergy, Points Communs – Scène nationale

11 04 – 12 04 2024 Dunkerque, Le Bateau Feu – Scène nationale

24 04 – 27 04 2024 Paris, La Villette

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