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Arts-chipels.fr

Maîtres anciens. Miraculeusement malintentionné et méchamment monstrueux.

© Charles Paulicevich

© Charles Paulicevich

Si Thomas Bernhard règle avec un humour féroce ses comptes avec la société autrichienne et l’art établi, sa « comédie » laisse transparaître, au-delà du désespoir, une analyse au scalpel de nos contradictions dans laquelle Nicolas Bouchaud s’engouffre avec une jubilation communicative.

Sur la scène, il n’y a rien sinon, accrochée, en fond de scène, une surface rectangulaire qui suggère une peinture. L’autre moitié du fond de scène est constituée d’une surface verdâtre mal finie, qui symbolisera le rôle de la nature dans l’art. Un minimalisme qui confine à l’abstraction pour faire écho à cette logorrhée d’une heure et demie que le comédien déverse sur nous dans une adresse directe et sans filtre. Et ce n’est pas une petite affaire puisqu’il est question de crime commis par l’art ou commis en son nom. Une voix off – le narrateur, ici une narratrice qu’on ne verra jamais apparaître – expose la situation. Elle a rendez-vous avec un critique musicologique du nom de Reger. Il est l’homme présent sur scène. Il a pris le public en otage de ses confidences.

Celui qui parle est un obsessionnel. Tous les deux jours il se rend dans le même musée d’art ancien de Vienne, dans la même salle. Il s’installe sur la même banquette pour contempler le même tableau, l’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Et à la même heure, avec la même ponctualité, car il déteste les retards, de quelque ordre qu’ils soient, dit-il en jetant un regard noir au spectateur qui cherche à se faufiler discrètement après le début du spectacle. Pour le moment il vitupère contre Beethoven et sa Tempête. Bientôt il mettra Bach dans le même sac.

© Charles Paulicevich

© Charles Paulicevich

Art et pouvoir, même combat

Sa cible est double : elle rassemble les artistes et leur public. Reger fustige une exigence artistique qui lui paraît insuffisante et transforme les œuvres en produit kitsch à destination d’un public endormi qui y cherche un refuge pour échapper à la vie, une échappatoire hors d’un monde détesté. Un art de l’oubli qu’on ferait mieux d’oublier. Un savoir qu’on aimerait ne pas avoir mais qui, si on ne l’avait pas, serait synonyme de mort individuelle. Du commentaire du tableau qu’il contemple depuis vingt ans comme on contemplerait une vacuité pleine – la narratrice en voix off décrit les traits du visage et l’attitude que le comédien mime – il passe à l’admiration fallacieuse que suscite un art préalablement trié par le pouvoir pour le désigner comme sujet d’admiration et donne un coup de pied de l’âne aux goûts des Habsbourg et des bourgeois pour cet art dont Goya est absent. Le panel des dénonciations s’élargit progressivement : il s’étend à ses thuriféraires, les historiens d’art, au rôle de l’État qui en est le commanditaire et le formateur du goût à travers les musées, à l’éducation que l’État contrôle, au catholicisme qui régit la société autrichienne. Ville-État-Église, même combat…

© Charles Paulicevich

© Charles Paulicevich

L’art du ratage

Nul ne trouve grâce aux yeux d’un Reger-Bernhard qui passe des musiciens aux peintres et des artistes aux philosophes avec la même hargne corrosive et réjouissante. Ni Véronèse ni Klimt, ni Bruckner ni Greco ne trouvent grâce à ses yeux. C’est avec une sombre jubilation que l’auteur nous enfonce dans sa vision déprimante de la société. L’industrie musicale ? un « véritable massacreur de l’humanité ». Écouter Bach ? c’est entendre comment il échoue. Mahler ? c’est le malheur fait musicien. Quant à Heidegger, il est celui qui n’a pas réussi à penser par lui-même. De Dürer à Schubert, de Klee à Kahlo, de Louise Labbé à Louise Bourgeois et de Chrétien de Troyes à Schopenhauer, c’est bien au-delà de la « logorrhée musicale » de Reger que Thomas Bernhard nous entraîne. La philosophie allemande en prend pour son grade, le sentiment de la nature entre au rayon mode, tandis que la saleté des toilettes viennoises renvoie à la médiocrité vomitive du catholicisme d’État autrichien. Les pétards et feux d’artifices y ajoutent leur dose de ridicule tandis que le comédien, non content de se faire du siège du musée un bouclier, joue aux apparitions-disparitions sans se départir de son texte. 

Le Je avec les autres

De digression en digression s’esquisse peu à peu une aventure plus personnelle. La détestation de la famille se confond chez Bernhard avec celle de l’Autriche à laquelle il reste cependant, en dépit de tout, attaché. Elle rejoint les souvenirs d’enfance dans lesquels s’incruste le séjour forcé qu’on lui impose dans un centre d’éducation national-socialiste. La danse macabre que Bernhard met en scène laisse dans son sillage apparaître le thème du deuil. Dans ce discours en sauts de puce qui le mènent du coq à l’âne surgit une référence plus personnelle. À la désespérance que suscite cette humanité délétère et à la déprime qu’elle lui inspire s’ajoute pour Reger le drame de la mort de sa femme. Elle vient se poser sur la disparition très regrettée de la compagne de Bernhard, Hedwig Stawianicek, son « ouvreuse d’horizons ». Celle qui représentait son salut n’est plus et les démons remontent à l’assaut.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Un texte à dire et à jouer

Cette péroraison négativiste dont la férocité n’a d’égale que sa force comique se construit à chaque fois en vagues que Nicolas Bouchaud explore de la voix et du jeu. Comme le flot grossit et s’enfle pour devenir tempête, son ton monte et augmente jusqu’à devenir explosion et l’accalmie qui lui succède n’est que le prélude à un nouvel orage. Bernhard triture les mots et les phrases, il les malaxe, les tourne sur sa langue et au fond de sa gorge jusqu’au trop-plein et à l’écœurement tout au long d’un déroulé répétitif et obsessionnel. Un jeu de massacre dadaïste de la langue dont Nicolas Bouchaud rend toutes les nuances et les infinies variations. Du parlé au crié, du narratif à l’acrimonieux, du raisonnable au déjanté, il parcourt toute la gamme du dire qui transforme le sens des mots et leur donne chaque fois une vigueur nouvelle. 

Le défaut de la cuirasse

Derrière la virulence de ces propos jetés au vent de l’ironie et de la colère glacée de l’auteur se cache aussi un examen de conscience. Ce que souligne Thomas Bernhard, c’est que nous ne sommes pas neutres, que nous sommes dedans en même temps que dehors. Reger a besoin du musée pour clamer sa haine de l’art et des artistes. Mais il sait aussi qu’il ne peut vivre sans art. C’est dans cette tension entre l’héritage imposé et ce que nous faisons de ce legs, dans la conscience que nous en avons et dans notre capacité, ou non, à chercher une issue, en pleine connaissance de cause, que se tient le dilemme sur lequel reposent notre identité et notre capacité d’action. C’est aussi dans cet écart qui sépare le destin de la liberté d’être que se tiennent la spéculation et le jeu, donc le théâtre que Nicolas Bouchaud explore avec un art consommé. Et avec eux le rire, comme libération et mise à distance.

© Morgan Malet

© Morgan Malet

Maîtres anciens, de Thomas Bernhard

S Un projet de et avec Nicolas Bouchaud S Mise en scène Éric Didry S Traduction française par Gilberte Lambrichs (éd. Gallimard) S Adaptation Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit S Collaboration artistique Véronique Timsit S Scénographie Élise Capdenat, Pia de Compiègne S Lumières Philippe Berthomé S Son Manuel Coursin S Voix Judith Henry S Régie générale Ronan Cahoreau-Gallier S Production Nicolas Roux-Otto Productions/Théâtre Garonne S Coproduction Festival d’Automne à Paris, Le Quai – Centre dramatique national Angers / Pays de la Loire, Théâtre de la Bastille, Compagnie Italienne avec Orchestre, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy et Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry et de la Savoie. S Soutien La Villette et Nouveau théâtre de Montreuil – Centre dramatique national S Remerciements Roman Signer et la Galerie Art : Concept, Anne De Queiroz S Spectacle créé en novembre 2017 au Quai – Centre dramatique national Angers / Pays de la Loire S L’Arche est agent théâtral du texte représenté S Le Festival d’Automne à Paris est coproducteur de ce spectacle et le présente en coréalisation avec le Théâtre 14 S Durée 1h30

Théâtre 14 – 20, avenue Marc Sangnier, 75014 Paris
Du 5 au 23 décembre 2023, mar. mer. et ven. 20h, jeu. 19h, sam. 16h, relâches lun. et dim.

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