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Arts-chipels.fr

Winterreise. L’âme est un paysage (hivernal) choisi.

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Le Voyage d’hiver est l’un des plus beaux cycles de lieder de Schubert. Contrairement à son interprétation « traditionnelle » par un baryton, son interprétation par deux interprètes, l’un masculin, l’autre féminin, bouscule l’approche qu’on en avait. Pour notre plus grand plaisir…

C’est dans une pénombre propice aux confidences et à la confession que la narration poétique du Voyage d’hiver est mise en scène. Dès l’abord la forme a de quoi surprendre car le prompteur qui fait défiler le texte des poèmes face au public semble animé d’une vie propre. Comme un coureur de fond, il se prépare, affine ses réglages. Un peu plus tard, il fera état de ses difficultés de traduction « simultanée » et de la fatigue que l’exercice occasionne. Mais ce n’est pas la seule surprise. Au côté du pianiste, c’est une jeune femme, une mezzo-soprano, qui fait son apparition. Manière de dire que si Dietrich Fischer-Dieskau, l’interprète de référence du XXe siècle, était un homme, la partition d’origine ne fait nullement mention du sexe de l’interprète. Invitation nous est donc faite d’écouter autrement ce cycle qu’on croyait connaître.

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Le texte : une quintessence romantique

Les vingt-quatre poèmes qui forment le Voyage d’hiver trouvent leur source dans l’œuvre d’un jeune bibliothécaire et professeur dans un lycée, Wilhelm Müller. Poète du premier romantisme, admirateur de Novalis, de Clemens Brentano et d’Achim von Arnim, Müller pénètre au cœur d’une vision qui fait du paysage le reflet des états d’âme de celui qui le contemple : un amoureux, non payé de retour ou qui aime au-delà de sa condition et qui erre dans un paysage désolé qui n’est que la métaphore de son âme. Étranger au monde, vagabond sans feu ni lieu car son havre – un amour partagé – le fuit, il n’a pour unique voie que la route hostile et glacée sous la neige et l’orage, avec la solitude pour compagne – et la mort. Il s’en va donc, au vent mauvais ; et si, d’aventure, des moments de bonheur traversent son évocation, ils sont au compte des jours enfuis. 

Un thème schubertien par excellence

On comprend que le thème de ces lamentations résignées ait été de nature à séduire le compositeur. Au moment où Schubert s’empare de ces textes, sa vie est déjà sur le point de se terminer – en 1827, il est à un an de son décès, il n’a alors que trente ans – et la syphilis le ronge inexorablement avant qu’une fièvre typhoïde ne l’emporte. Ses opéras n’ont pas été représentés, les échecs se succèdent, le compositeur est désargenté, il cède au pessimisme. C’est dans ce contexte qu’il écrira des œuvres telles que la Jeune fille et la mort ou le Voyage d’hiver. Malgré son jeune âge, Schubert a déjà débarrassé sa musique du superflu. Il a atteint un degré d’épure et de simplicité qui n’ont d’égal que la force émotionnelle qui se dégage de ce presque rien. La longue plainte teintée de résignation qu’il élève à travers ce cycle dit tout le désarroi, le désespoir du joyeux compagnon qu’il fut et ne sera plus.

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La musique des images, les images en musique.

Maître incontesté du lied, de cette fusion indissociable de la musique et de la voix, il accorde vocalité du texte et mise en musique. L’orage gronde, la pluie martèle, le givre craquèle, le vent écartèle. Les chiens aboient, les girouettes grincent, les corneilles croassent, les feuilles tourbillonnent, la lune se lève et les soleils ont disparu. Les larmes sont fleuve qui coulent vers la bien-aimée, elles sont brûlantes comme le cœur, gelées comme la douleur qui le ravage. Mais toujours cependant, le chant traverse cette désolation qui peut conduire, sur les traces de ce joueur de vielle qui tourne inlassablement sa roue et que personne n’écoute, comme le compositeur, vers un ailleurs qui ressemble à la mort. L’extrême ascèse qui s’inscrit dans la musique l’oriente vers l’essentiel, vers quelques notes où se raconte un monde.

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Deux séries de poèmes pour deux interprètes

Wilhelm Müller compose son Voyage d’hiver en deux temps, le premier, porté par la métaphore amoureuse, le second plus transcendant, plus philosophique, plus à double sens et Schubert les illustre tour à tour. L’auteur cependant décide ensuite de revoir l’ordonnancement des vingt-quatre poèmes pour en atténuer, peut-être, la différence de ton. Schubert ne tiendra pas compte de cette remise en ordre pour livrer sa vision de ce vagabond métaphysique qui lui ressemble. Le spectacle, lui, adopte une position « intermédiaire ». S’il reprend l’ordre finalement choisi par Müller, c’est en marquant la différence entre les deux cycles et en faisant porter chacun d’entre eux par un.e interprète. À la mezzo-soprano reviendra d’assurer la part la plus « amoureuse » du cycle, qui correspond à la première série, au baryton l’entraînement vers les profondeurs de l’hiver et la parabole de la mort qui marque la seconde.

Une dualité emblématique

Le choix d’une mezzo-soprano faisant pendant au baryton n’est pas innocent. Notation contemporaine sur le rééquilibrage du masculin et du féminin, il marque aussi le retour à un état « originel » du chant au XIXe siècle, alors que la distinction entre le masculin et le féminin chez les interprètes et le choix de l’un ou de l’autre n’est pas immuable. Lorsque Dietrich Fischer-Dieskau inaugure sa carrière avec le Voyage d’hiver alors que Berlin est sous les bombes et fait du cycle l’un de ses premiers enregistrements, rendant la présence d’un baryton « incontournable », il s’inscrit aussi parfaitement dans la « mythologie » du Wanderer de l’époque, qui se doit d’être masculin. Donner à la voix une forme duelle met en avant le chant et non sa forme genrée en même temps qu’il introduit le fait que chacun des textes qui composent le cycle est autonome, indépendant, qu’il existe en tant que tel, pour lui-même et ne se rattache pas à la forme opératique.

Winterreise. L’âme est un paysage (hivernal) choisi.

Un lyrisme qui se nie en même temps qu'il s'affirme

L'éclairage lui aussi chemine sur le fil. Pensée dynamiquement en fonction de l'univers sonore des interprètes, la lumière donne au spectacle la dimension d'une énigme qui se pose comme telle sans donner les clés de son déchiffrement. Entre ombre et lumière, opéra et chant, incarnation et symbole, récit et abstraction, la représentation privilégie une vision sublimée. Mais dans le même temps, par l'apport intempestif du commentaire qui surgit sur le prompteur, ou par le caractère « aléatoire » de la lumière, cherche à démystifier ce qu'elle a construit, à échapper à ce qu'elle a créé. Là sans doute est la limite de cet exercice iconoclaste qui s'attaque au poème et à sa mise en musique. Cela reste cependant de peu de poids car, yeux fermés, c'est la poésie et la musicalité intenses du Voyage qui s'imposent. Victoire Bunel porte haut le lyrisme et sa charge émotionnelle. Jean-Christophe Lanièce, plus réservé dans son engagement, s'aventure de son côté sur un parcours plus cérébral. Quant au spectateur, il découvre avec enchantement que, pour les lieder de Schubert, la mélodie et les sensations qu'elle procure priment sur le registre. 

CD de Winterreise - b records

CD de Winterreise - b records

Winterreise (le Voyage d'hiver)

S Musique Franz Schubert S Texte Wilhelm Müller S Traduction Antoine Thiollier S Conception Philippe Gladieux & Antoine Thiollier S Direction musicale Romain Louveau S Lumières Philippe Gladieux S Dramaturgie Antoine Thiollier S Baryton Jean-Christophe Lanièce S Mezzo-soprano Victoire Bunel S Piano Romain Louveau S Production Miroirs Étendus S Diffusion Atelier Lyrique de Tourcoing S Avec le soutien de la Cité de la Voix de Vézelay, de la Vie brève - Théâtre de l'Aquarium

Théâtre de l'Athénée Louis-Jouvet – 2-4 square de l'Opéra Louis-Jouvet, 75009 Paris

www.athenee-theatre.com

Du 21 au 29 décembre 2023 à 20h30

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