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Arts-chipels.fr

Je suis Gréco. Je suis ce que vous voudriez que je sois et en même temps mille autres.

© Rodolphe Haustraete

© Rodolphe Haustraete

Juliette Gréco n’a cessé de nous fasciner. Interprète des plus grands poètes et compositeurs, elle est faite des voix qui l’ont traversée et qu’elle a fait vivre et résonner. Je suis Gréco explore cette identité kaléidoscopique en même temps que mystérieuse.

Au centre de la scène, dans le halo d’un projecteur qui éclaire un labyrinthe pailleté de noir et d’argent, les accessoires du music-hall. On attend que dans la trouée lumineuse apparaisse la vedette, la magicienne qui trouvera sa place dans cet univers du clinquant et de l’éphémère. Mais celui qui s’en empare est un journaliste, celui qui interroge une chanteuse, Juliette Gréco, sur son identité. Clone de Jacques Chancel ou de ses congénères du même type, il est l’inquisiteur, le traqueur des recoins où se niche le privé, où se réfugie l’intime. Il est là pour forcer la porte et les défenses de la personnalité insaisissable, toute en dérobades, de Juliette Gréco.

Une Gréco éclatée

En tant que chanteuse, elle n’a cessé de porter les textes des autres et a fait de cette altérité le rempart, le point d’appui et le refuge derrière lequel elle se cache en même temps qu’elle se révèle à travers ses choix. Dans le spectacle, elle est cette femme à la personnalité fuyante qu’elle oppose aux interviews : une icône multiple, éclatée, pleine d’aspérités et en même temps insondable et énigmatique. Elle sera prise en charge par deux personnages au sexe « flottant », transgressif : une voix masculine en habit de femme sur un visage maquillé et une voix féminine portant culotte comme un garçon. Iels disent l’invalidité des genres et des catégories, la superposition du jouer et de l’être. Ensemble, iels se renvoient la balle pour livrer la parole d’une Gréco qui ne cesse de botter en touche, de se dérober face aux tentatives de définition que le journaliste-inquisiteur souhaiterait lui arracher.

© Rodolphe Haustraete

© Rodolphe Haustraete

Une biographie en bribes qui échappe au biopic

On voit cependant apparaître au fil du temps des pièces éparses arrachées au passé qui s’imposent comme un air entêtant qui tourne, s’estompe et revient. La présence d’un père commissaire de la police des jeux, peu enclin à l’affection et à la fonction paternelle, d’une mère absente qui a confié ses enfants à ses propres parents, face à laquelle la jeune Juliette voudrait bien exister mais ne pèse rien en regard de sa sœur aînée. D’autres thèmes de l’enfance trouveront à s’y dessiner, en particulier ce moment de l’occupation allemande, en 1943, où sa mère et sa sœur Charlotte, qui participent à une filière d’évasion vers l’Espagne, sont déportées – elles réchapperont des camps à la fin de la guerre. Juliette n’échappe pas à la rafle. Battue par la Gestapo, elle est finalement relâchée en raison de son jeune âge et, dans le spectacle, le journaliste-inquisiteur se mue en gestapiste s’acharnant à lui faire reconnaître des origines juives qu’elle dénie.

Une femme à la croisée de son époque

Se raconte une vie d’hébergements chez d’autres, de pauvreté, d’habits de garçons empruntés, de chaussures données. Femme-kaléidoscope, Juliette Gréco apparaît à travers ses rencontres, qui sont autant de marques de ses choix. Sartre, Brel, Vian, Queneau, Desnos, mais aussi Léo Ferré, Guy Béart et Serge Gainsbourg lui donneront des textes à chanter, à incarner. Ces personnages composent la faune nocturne avec laquelle elle va régner sur les caves enfumées de Saint-Germain-des-Prés, en devenir la « muse ». Sur le mode elliptique passent en revue ses sympathies communistes mais sa non-adhésion au Parti, l’effervescence existentialiste, son amour pour le trompettiste de jazz Miles Davis, l’homme noir qui ne l’épousera pas par peur de lui faire subir l’opprobre d’un pays où les mariages interraciaux sont encore prohibés, sa romance américaine, écourtée par elle, avec le producteur de cinéma Daryl Zanuck.

© Rodolphe Haustraete

© Rodolphe Haustraete

La musique, comme un chemin et un leitmotiv

Multi-instrumentiste, aux claviers comme à la guitare électrique, à la basse comme à la trompette, Raphaël Bancou escorte ce parcours plus impressionniste et elliptique que biographique. Il accompagne, bien sûr, le célèbre Déshabillez-moi, écrit par Sartre pour Huis clos, que Juliette Gréco chantera en 1968 au TNP, inaugurant la formule des concerts de 18h30, mais aussi le très cafardeux Il pleut de Jacques Brel où il est question de casser les carreaux d’une usine trop grise et d’une vie trop terne, ou la très ironique Complainte du progrès de Boris Vian, toute imprégnée de la satire de la société de consommation. On voit Juliette se gausser de l’interprétation larmoyante par Brel de Ne me quitte pas. Se dessine en creux une position complexe qui mêle poésie, fantaisie anticonformiste, vision sociale et provocation.

La musique n’accompagne pas seulement les chansons qui émaillent le spectacle. Elle s’en fait la partenaire active, l’actrice qui réveille d’un air à la trompette le souvenir de Miles Davis où marque à coups de percussions l’interrogatoire « musclé » de Juliette. Elle est aussi la compagne de tous les instants, la petite mélopée de l’âme de celle qui ne cesse de refuser de se définir tout en assimilant et intégrant les images qu’on donne d’elle. Elsa Canovas et Geoffroy Rondeau se glissent, chacun.e à sa manière, dans la peau de cette « chatte qui a du chien ». S’ils reprennent la gestuelle de la femme aux longs bras élastiques et aux mouvements de mains tout en circonvolutions et en courbes, c’est comme pour faire une citation. Ils ne cherchent pas, lorsqu’ils chantent ou qu’ils jouent, à « singer » Gréco. Ils lui apportent leur touche personnelle, leur interprétation.

© Rodolphe Haustraete

© Rodolphe Haustraete

Un onirisme bienvenu 

Loin de l’évocation appliquée de la vie de l’artiste, le spectacle emprunte la légèreté scintillante et multicolore des bulles de savon dans la lumière pour venir habiller ce portrait qu’on ne peut saisir. Il explore le symbole de ce rideau pailleté qui tombe des cintres, masquant derrière lui l’emprise des médias. Les images sont belles et emblématiques. On regrettera cependant tout le début du spectacle. Pourquoi fallait-il cette séquence interminable, tarte à la crème théâtrale des temps actuels, qui affiche la volonté de faire tomber le « quatrième mur » qui sépare le public de la scène en prenant le public à partie, voire, ici, en choisissant, pour que nul n’ignore que les facettes de Gréco ont à voir avec chacun de nous, de faire asseoir les deux Gréco au milieu des spectateurs en jouant du vrai et du faux ? Un procédé gros comme un wagon, une astuce vue et revue, usée jusqu’à la corde et dont on peut se demander si elle fait encore recette. Cette artificialité et cette fausse connivence desservent un propos qui entend élargir la portée du « cas » Gréco pour le hausser au rang de questionnement sur l’identité, en tant que femme, en tant qu’interprète et en tant qu’icône. Parce que la magie est ce qu’on retient, au bout du compte, de cette femme à la voix grave et envoûtante, et que son mystère n’a que faire d’une quelconque « complicité » avec le public.

© Rodolphe Haustraete© Rodolphe Haustraete

© Rodolphe Haustraete

Je suis Gréco

S Texte Mazarine Pingeot et Léonie Pingeot S Mise en scène Léonie Pingeot S Avec Raphaël Bancou (musicien), Elsa Canovas (Juliette Gréco), Geoffroy Rondeau (Juliette Gréco), Gaël Sall (l’inquisiteur) S Collaboration artistique Lisa Garcia S Création musicale et arrangements Raphaël Bancou S Scénographie Damien Rondeau S Création lumière Quentin Pallier S Création sonore Raphaël Pouyer S Costumes Sophie Porteu de la Morandière S Voix enregistrées Alexis Ballesteros, Benjamin Gomez, François Pérache, Antoine Quintard, Florian Westerhoff S Tapissière Charlotte Winter S Construction régie plateau Brice Delorme, Cynthia Lhopitallier, Raphaël Pouyer S Production déléguée EMC (Saint-Michel-sur-Orge) Direction Régis Ferron / Administration Joana Urquijo Production Léa Laroche / Diffusion Olivier Talpaert S Coproduction Théâtre Romain Rolland – Villejuif, Les Bords de Scènes – Grand-Orly Seine Bièvre, Espace culturel Bernard Marie Koltès – Metz, Comédie Framboise S Avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS et du Grand Parquet S Remerciement à Julie Rossini S Projet soutenu par le département de l’Essonne – DRAC Île-de-France – Région Île-de-France S Création le 16 mai 2023 à Odyssud-Blagnac S Durée 1h30

TOURNÉE

17 > 21 décembre 2023. Dim. 17h, lun. 19h, mar.-mer.-jeu. 20h30. Théâtre Romain Rolland / Villejuif (94)

31 janvier > 10 février 2024, mar.-ven. 19h30,sam. 18h30, dim. 15h30. Théâtre du Rond-Point / 2bis av Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris

13 janvier 2024 Les Bords de Scènes / Athis-Mons (91)

15 et 16 février 2024 Espace Bernard-Marie Koltès / Metz (57)

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