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Arts-chipels.fr

Ma jeunesse exaltée. Le bel hommage d’une pièce-fleuve à la poésie et au théâtre.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Passer onze heures – avec des interruptions – dans une salle de théâtre est une gageure, tant pour les comédiens que pour les spectateurs. Une manière de vivre la temporalité autrement qui a une saveur d’absolu et de déconnexion de la réalité.

Le spectateur qui s’installe dans son fauteuil sait en arrivant qu’il va vivre une expérience particulière, déconnectée d’un monde où faire court est l'impératif édicté par la culture zapping qui gouverne aujourd’hui notre quotidien. S’installer dans une temporalité autre qui porte en elle toute la saveur de l’épopée et le souvenir de l’aède fait ici partie de l’expérience qui va unir, un jour presque entier, acteurs et public et donner au théâtre la dimension d'une durée de vie et non celle d'une courte parenthèse.

Lorsque le plateau s’éclaire, c’est pour dévoiler un espace de bois blond, chaleureux, qui se révèlera modulable, refermé sur la chambre du Poète, balcon d'où pérorent les personnages qui commentent la scène, salle de banquet ou espace indistinct de la rue. En son centre se dresse un veilleur lumineux qu’on nomme la « servante », la « sentinelle » aussi, ou la Ghost Lamp, la lampe-fantôme qui reste allumée quand le théâtre s’est vidé et n’est plus habité que par des spectres. Une référence d’Olivier Py à l’un de ses précédents spectacles, mais aussi un accessoire emblématique du théâtre. De théâtre, justement, il va être question avec la venue d’Arlequin en livreur de pizza, qui franchit le seuil de la chambre où vit reclus le vieux Poète.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Bergamasques et vénitiens sans masque

La commedia dell’arte apparaît comme le fil conducteur de l’ensemble du cycle. La référence est directe avec la tenue toute en losanges bariolés d’Arlequin, « camisole bigarrée, toile peinte des inquiétudes » qui apparaît ici sale, déchirée et défraîchie, l’ombre et le souvenir de ce qui fut mais qui n’est plus. Elle reste présente au travers du traitement des personnages, avec des Pantaloni incarnant les pouvoirs politiques, religieux et financiers, des Polichinelles menteurs et des zannie, valets originaires de Venise, bouffons d’en bas souvent opposés aux Pantaloni. Elle trouve sa pleine expression dans le personnage d’Arlequin, fantasque, ironique, paresseux, obnubilé par les besoins de sa panse. Peu préoccupé par les choses de l’esprit, il est l’image populaire par excellence, gouvernée par son intérêt personnel. Rustre et truculent, il n’hésite pas devant la paillardise ou la scatologie, s’exprime avec son corps. Il a hérité, de sa transformation au XVIIIe siècle, la soumission feinte, l’intelligence et la ruse. Véritable meneur de jeu, le voici, sous la plume d’Olivier Py, devenu volubile, inarrêtable dans sa logorrhée en sautes de vent, changeante comme les couleurs qui composent son costume.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le poète et le clown

Liés comme les doigts d’une même main, il forme avec le Poète, Alcandre, un véritable couple. Réfugié sous sa couette au fond de sa chambre où trône le portrait de l’homme aux semelles de vent, le poète Arthur Rimbaud, Alcandre incarne le refus du monde tel qu’il est. Il est le désespéré, l’ultime survivant d’un monde incendié qui crie dans le désert. Celui qui veut, contre le matérialisme, ressusciter l’émerveillement. Poète, il est celui « qui doit se tenir éveillé dans l’insomnie du monde ». Arlequin, c’est pour lui la lumière qui pénètre au cœur de sa chambre, la jeunesse vers laquelle il tend les mains pour réchauffer ses vieux os, celui qui le fait vivre et se sentir vivant. L’un est le prolongement de l’autre et ils ne cessent de se ressourcer mutuellement. Que l’un vienne à manquer et l’autre se retrouve orphelin, vidé de sa substance. Deux malades du Verbe dont l’amour symbolise l’union de la poésie et du théâtre.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Une galerie de personnages comme un décomposé du monde

Dans l’univers poétique d’Arlequin et d’Alcandre s’agite une galerie de personnages qui à eux tous reconstituent le monde. Figures sorties du carnet de croquis d’un dessinateur satirique qui lâche la bride à son imaginaire, ils sont des archétypes. L’Amoureux poursuit une Dulcinée qui n’en peut mais, la Marxiste enfile les analyses politiques et les revendications, la vieille Actrice se regarde dans le miroir de ses admirateurs, la Mystique, qui sait que Dieu est mort, se voit en sainte et recrée un ersatz imprégné de chamanisme. Quant à la Bonne Sœur, elle entre en révolte et se mue en féministe acharnée. Du côté du pouvoir, un ministre de la Culture à géométrie variable et son Conseiller se livrent à une valse de maroquins, un Évêque devenu Cardinal avant que le scandale ne le rende à la vie civile s’intéresse aux finances du Vatican, un Capitaliste, symbole d’un monde marchand cannibale, fait commerce de tout, culture incluse.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Quatre parties pour une ode à la vie

Quatre « épisodes » ponctuent le parcours choisi par Arlequin, double fantasmé d’Olivier Py, avec le Poète. Il sort d’abord de sa manche un poème retrouvé d’Arthur Rimbaud, la Chasse spirituelle. Cette invention sans l’être – à la fin des années 1940, ce poème avait été débusqué et attribué à Rimbaud sans que la preuve en ait été apportée – lui offre l’occasion de s’interroger sur la survivance et le sens de la poésie, aujourd’hui. Le deuxième aborde la question de Dieu et de la mystique. Pris en charge par deux figures féminines opposées à des autorités ecclésiastiques masculines, il pose, au-delà de la religion, la question de la spiritualité, mais aussi du féminisme lorsque Sœur Victoire, la bien nommée, s’émancipe de l’autorité de l’Église pour trouver sa voie propre qui n’est plus d’obéissance et de fidélité aux dogmes. Dans la troisième partie, Arlequin, devenu obèse, s’est laissé séduire par les mirages du capitalisme incarné par le père que le Pouvoir lui a inventé pour le couler dans la masse et faire disparaître sa charge contestataire. Au festin qui rassemble le Ministre, le Cardinal et le Capitaliste, c’est l’humanité que les trois compères dévorent avec un cynisme goguenard au cours de leur festin anthropophage. La question du politique est sur la table. On y dénonce avec virulence les grands et petits arrangements du pouvoir et la naissance d’un nouveau capitalisme 2.0 dans lequel la falsification du réel devient la nouvelle règle. Le pouvoir, sans cesser de s’exercer, devient concept, abstraction, acteur sans visage. Le texte aborde enfin la question de la disparition avec la mort d’Arlequin. Et avec lui, la mort des idéologies. On voit passer les fantômes qui peuplent nos mémoires, en particulier ceux de l’épidémie de sida qui marqua les années 1980. Mais ici, la mort est aussi pour rire et prétexte à un sonnet sur les excréments. Aux enfers, Rimbaud a passé toute une saison avant de retrouver l’éternité… et avec Cerbère on peut négocier. Car peut-on tuer le rire, cette « liturgie des excommuniés » ? Il reste l’Espérance, qui fait danser le monde et tant qu’on danse, on n’est pas mort.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Jeunes humains qui après nous vivrez...

On passe du rire à l'émotion et du trivial au lyrique, portés par des comédiens survoltés dont on se demande parfois comment ils peuvent résister au rythme infernal imposé par l'auteur-metteur en scène. On s'abandonne à l'errance au fil de ces situations qui s'enchaînent et se chevauchent dans une dynamique sans fin. Dans le fleuve des paroles qui se superposent, se télescopent et se mélangent, se recompose et se dessine l’univers d’Olivier Py : un monde de révoltes et de colères traversé en permanence par la poésie et le théâtre en même temps qu’une recherche de spiritualité qui le porte au-delà de tout matérialisme. On peut souscrire ou pas à tout ou partie de cette mise à nu transcrite en personnages, inventée par un auteur qui a passé la barre invisible qui lui permet de se retourner pour regarder derrière lui. Il n’empêche qu’il touche les plaies à vif de notre société et qu’il les dénonce pour que quelque chose change. Les vrais destinataires du spectacle, ce sont les jeunes gens à qui l’auteur adresse les motifs de sa désespérance et son appel pour que les lignes bougent. Pour que le monde se transforme, ceux qui sont tournés vers l’arrière ne peuvent que fournir des armes pour se battre à ceux qui regardent en avant. Pour ceux qui viennent, la chaîne des possibles conduit à l’infini de la transformation. Un acte de foi dont la poésie et le théâtre sont inséparables.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

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Ma jeunesse exaltée (éd. Actes Sud)

S Texte et mise en scène Olivier Py S Avec Olivier Balazuc, Damien Bigourdan, Céline Chéenne, Pauline Deshons, Emilien Diard Detoeuf, Xavier Gallais, Geert van Herwijnen, Julien Jolly, Flannan Obé, Eva Rami, Bertrand de Roffignac, Antoni Sykopoulos S Scénographie, costumes, maquillage Pierre-André Weitz S Lumière  Bertrand Killy S Son Rémi Berger Spirou S Chansons originales (paroles et compositions) Olivier Py S Composition musicale et percussion Julien Jolly S Composition musicale et arrangements Antoni Sykopoulos S Assistanat à la mise en scène Guillaume Gendreau S Assistanat aux costumes Nathalie Bègue S Production Festival d’Avignon S Coproduction Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Théâtre de Liège et DC&J Création S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement Fédéral de Belgique et de Inver Tax Shelter S Avec l’aide du Centquatre-Paris, Les Plateaux Sauvages, de l’Odéon-Théâtrede l’Europe S Résidence à la FabricA du Festival d’Avignon S Spectacle créé au Festival d’Avignon 2022, 76e édition S Représenté les 11, 12, 18 & 19 novembre au Théâtre des Amandiers à Nanterre S Durée 10h avec 3 entractes

Les 25 et 26 novembre 2023 TNP Villeurbanne (69)

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