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Arts-chipels.fr

Edelweiss [France Fascisme]. Voyage au bout de la collaboration.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Sylvain Creuzevault signe avec cette plongée au cœur de la collaboration et des soutiens actifs que celle-ci a reçue de la part de nombre d’intellectuels un spectacle puissant qui nous interroge sur l’« acceptabilité » du fascisme et ses résonances aujourd’hui.

Ils ont nom Robert Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle, Lucien Rebatet, Pierre-Antoine Cousteau ou Ferdinand Céline. Ils ont publié, dans la presse ou à travers des romans, des brûlots qui font encore aujourd’hui froid dans le dos. Ils étaient pourtant des intellectuels de haute volée, de belles plumes, appréciées pour leur vision critique de l’art ou, pour Céline, l’un des plus brillants écrivains que le XXe siècle ait connu. Ils ont pourtant distillé un discours de haine et apporté le concours de leur talent aux pires mesures prises par Vichy. L’Histoire est passée par là et ils ont perdu la guerre, leur guerre. Céline s’est réfugié à l’étranger avant, finalement, de regagner la France, Drieu s’est suicidé, Laval et Brasillach ont été fusillés, Rebatet a fait de la prison avant d’être gracié, comme Cousteau, condamné, lui, aux travaux forcés à perpétuité – lui qui, pour la beauté de la chose, se qualifiait à ses débuts comme « à l’extrême gauche de l’extrême gauche ». Pour faire bonne mesure, on peut leur adjoindre, en dehors, bien sûr, de la figure du maréchal Pétain, celle du journaliste Henri Doriot, ex communiste devenu créateur du Parti Populaire Français (PPF), qui contribue à la création de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) et s’enfuit en Allemagne en 1944 où il est mitraillé par deux avions en maraude, vraisemblablement alliés, mais peut-être nazis. On peut compléter le tableau par Marcel Déat, normalien passé par la SFIO, qui, bien que compromis dans l’attentat contre Laval en 1941,  unifie les mouvements collaborateurs de la zone Nord avant d’entrer au gouvernement en 1944. Condamné à mort par contumace et réfugié en Italie, il ne sera jamais arrêté. Une belle brochette qui, en même temps qu’elle le brocarde selon les circonstances, gravite autour de Pierre Laval, lui aussi ex SFIO, l’homme du terroir auvergnat, fils d’un aubergiste et marchand de chevaux.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une traversée inusitée, politiquement « incorrecte », de la Seconde Guerre mondiale

Sylvain Creuzevault s’était déjà intéressé au deuxième conflit mondial avec l’Esthétique de la résistance, d’après un roman de Peter Weiss, qui mettait en scène un jeune Allemand plongé dans les milieux clandestins antifascistes et communistes. Une manière de regarder l’histoire par un autre bout de la lorgnette. L’auteur prend ici le parti de faire entendre ceux que la Libération a, d’une certaine manière, réduits au silence. Si l’on connaît l’opinion des vainqueurs, qui fait la loi des livres d’histoire, on n’interroge pas les motifs de ceux qui se sont lancés, pour des raisons diverses, dans la collaboration. On ne cherche pas à comprendre comment ils en sont arrivés là. Comme si sens et contre-sens n’étaient pas les deux faces d’une même réalité. En nous plongeant dans la parole de ceux qu’on a fait taire, Sylvain Creuzevault nous plonge dans la complexité d’une réalité qu’on retrouve sous d’autres formes aujourd’hui. 

De l’avant-guerre à l’après-guerre, un va-et-vient où les passés se renvoient la balle

Lorsque les spectateurs entrent dans la salle, quelques lettres apparaissent sur un écran, comme un puzzle à reconstituer. Se met en place la cacophonie de la situation française du début du XXe siècle, entre manifestations des ligues d’extrême-droite, de l’Action française et du Front populaire et le slogan qui circule à l’époque, au moment où l’on craint un engagement du gouvernement français aux côtés des Soviétiques – « Plutôt Hitler que le Front populaire » clament alors certains slogans –  et que les chansons populaires déversent leur larme sur la guerre « qui tue les petits anges blonds ». Une voix off retransmet, dans un haut-parleur, des extraits du procès de Robert Brasillach tandis que s’affrontent les tenants et les adversaires de la collaboration et la question de la légitimité. On ne cessera de cheminer tout au long du spectacle, du déroulé chronologique, qui confronte les personnages à l’évolution de la situation politique et au durcissement des exigences allemandes, aux échappées belles qui instilleront, ici une réflexion née de l’après-guerre, là une notation humoristique qui touche à notre époque, quand ce ne sont pas des statistiques ou les chansons sirupeuses ou martiales de l’époque.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un espace unique que la lumière découpe

Ce que l’espace donne à voir, c’est la diversité des lieux dans lesquels on chemine. De grandes lettres qui montent et descendent en fond de scène au fil des nécessités rappellent le lieu d’où l’on parle, France « libre » ou France occupée, ou réunifiée, quand elles ne disent pas dans quel rapport le théâtre se place par rapport à l’histoire, quelle fiction il imagine au fil de son déroulé qui marie en permanence déclarations authentiques, extraits de textes ou d’articles de presse ou scènes imaginaires et pleines d’humour ajoutées malicieusement pour démarquer la réalité. On passe de l’avant-scène où l’homme de la rue discute de l’homme « providentiel » qu’est le maréchal Pétain dans la débâcle au tribunal avec ses architectures boisées où se déroule le procès des collaborationnistes. 

La récupération des codes de l’agit-prop

Pour dresser le tableau assez noir de la collaboration, c’est à la schématisation de l’agit-prop que le spectacle recourt. Un panneau pour dire le personnage, un béret à large bords pour rappeler la milice, des situations taillées à la serpe, une perruque, un costume ou un brassard et voilà les comédiens métamorphosés. Une raideur du maintien sur une chevelure blonde assortis d’une caricature d’accent allemand font surgir un Otto Abetz face à un Pierre Laval à moustache qui grime sa voix pour lui redonner un accent auvergnat face aux paysans auxquels il tente de fait passer la nécessité du Service du Travail Obligatoire (STO).

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La mise à distance créée par le jeu

Les comédiens sautent d’un rôle à l’autre avec une aisance jouissive. Ils ne sont pas les personnages, ils les jouent, les démarquent, donnent à voir leurs failles et leurs contradictions. Ils passent des collaborateurs aux résistants, du paysan à l’intellectuel et de l’homme de la rue franchouillard au nazi avec un entrain communicatif mais en même temps éclairant. Dans leur proposition inversée où le jeu n’illustre pas mais révèle, Dreyfus et les juifs, boucs émissaires, sont l’objet de tous les ressentiments, et avec eux Robespierre qui les considère comme des citoyens à part entière. Le point commun de l’aréopage collaborationniste, c’est cette détestation-là, et son outil est Je suis partout, le torchon qui s’intitule journal et que dirigent, après Pierre Gaxotte, Lucien Rebatet puis Robert Brasillach, finalement évincé au profit de Pierre-Antoine Cousteau parce que considéré comme trop tiède à l’égard des nazis. Je suis partout se fait le thuriféraire actif d’un antisémitisme virulent doublé d’un antisoviétisme viscéral qui motive la création de la Légion des Volontaires Français pour la lutte contre le bolchevisme (LVF) en 1941 lorsque la Russie, d’alliée de l’Allemagne, devient son ennemie – ce qui est savoureux lorsqu’on regarde le parcours individuel de nombre de ses collaborateurs. Edelweiss, d’où le spectacle tire son titre, est l’une des chansons, appréciées par Hitler, traduite en français à ce moment-là.

© Christophe Raynaud de Lage

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Un petit monde qui ne parle pas d’une seule voix.

Ce qui est passionnant dans le spectacle, au-delà de sa force théâtrale immédiate, qui provoque le rire tant la charge est visible à partir de textes qui, eux, restent ceux que nous a légués l’Histoire, c’est la combinaison de l’agit-prop avec une finesse d’analyse qui n’appartient pas au genre. Car si les pressions qu’exercent les Allemands sur le gouvernement français sont montrées sur le ton léger de la comédie et si la caricature guide l’interprétation, le contenu même du spectacle aborde un contenu qui n’a rien de caricatural. Il montre que tous ne parlent pas d’une seule voix par rapport à Vichy et que leur position évolue. Ce qui les guide, c’est une certaine idée de la France et la « collaboration » avec l’envahisseur ne peut que mettre à mal la fierté nationale qui les anime. Dans la compromission, on trouvera des degrés que le spectacle explicite. Il nous replonge aussi dans la complexité des motivations qui ont amené nombre d’intellectuels de l’époque à se faire les complices des nazis. Et, en particulier, une certaine vision « romantique » du fascisme, comme l’avènement d’un nouveau monde, basé sur l’exaltation du sentiment français et la valorisation des racines, mais aussi sur un populisme et des velléités « sociales ».

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Écouter ce que dit l’ennemi, pour comprendre

En notre époque de glissement progressif – rapide – du paysage politique vers les extrêmes et de montée en puissance de l’extrême-droite, dépouillée, dans le discours populaire, de sa dangerosité et présentée comme une alternative « crédible » à la « faillite » des différents gouvernements, Edelweiss nous fait réfléchir. Parce qu’on peut créer des parallèles, établir des comparaisons avec les mutations que le spectacle explore. Parce qu’on y voit des sentiments « nobles » devenir des outils de coercition et des armes de mort. Parce que des intellectuels et non des moindres, s’en font les vecteurs non seulement consentants mais actifs sur le plan politique. Parce que les deux faces d’une même médaille que la pièce révèle en donnant la parole à ceux que l’Histoire a condamnés n’est pas qu’une vue du passé, mais une leçon politique pour le présent. Leurs errances ne sont pas reléguées au rang de réminiscences éloignées de nous. Elles sont en nous, et nous ferions bien de nous en souvenir… 

Edelweiss [France Fascisme]

S Texte et mise en scène Sylvain Creuzevault, artiste associé à l’Odéon S Avec Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon (musicien) S Dramaturgie Julien Vella S Lumière Vyara Stefanova S Scénographie Jean-Baptiste Bellon, Jeanne Daniel-Nguyen S Création musique, son Antonin Rayon S Maquillage, perruques Mityl Brimeur S Costumes Constant Chiassai-Polin S Assistant à la mise en scène Ivan Marquez S Régie générale Clément Casazza S Régie son Loïc Waridel S Production Le Singe S Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne à Paris, La Comédie de Saint-Étienne, Théâtre Garonne – scène européenne à Toulouse, L’Empreinte – scène nationale Brive-Tulle, La Comédie de Béthune, Points communs – scène nationale de Cergy- Pontoise S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S La compagnie est soutenue par le ministère de la Culture / Direction régionale des Affaires culturelles Nouvelle-Aquitaine S En coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris S Durée estimée 2h30

21 septembre 22 octobre 2023

Odéon Ateliers Berthier - 1, rue André Suarès, Paris 17e

www.theatre-odeon.eu +33 1 44 85 40 40

Autour du spectacle

Dimanche 15 octobre Rencontre avec Sylvain Creuzevault et le collectif L’Envers de Paris « Théâtre et psychanalyse » à l’issue de la représentation

Mercredi 18 octobre à 18h Séminaire Contrepoints « Fascisme : genre, art et politique » (Odéon 6e)

À découvrir également : L’Esthétique de la résistance  d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault, du 9 au 12 novembre 2023 à la MC93 de Bobigny

TOURNÉE 2024

28 février au 5 mars – Théâtre Garonne, scène européenne de Toulouse

12 au 15 mars – Comédie de Saint-Étienne

21 et 22 mars – Bonlieu, scène nationale d’Annecy

27 et 28 mars – L’Empreinte, scène nationale de Brive

30 et 31 mai – Points communs, scène nationale de Cergy-Pontoise

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